La journée commence par un coucher de soleil

Un peintre part en voyage. Au Nord de l’Europe, en Finlande puis en Suède, à Bilnäs, Uppsala, Falun, il emporte ses pinceaux et ses toiles, ses carnets et son stylo. Il capte ce qui l’entoure et le retient. Dans les pigments sur les toiles, entre les pages de ses carnets dont Tendresses après la pluie réunit des fragments. On comprend que le narrateur voyage, qu’il récolte les impressions, la lumière du jour ou son absence, le froid, la chaleur, les « gouttes sèches patinées de poussière » sur les vitres des wagons, les paysages, les gestes de celles et ceux qu’il rencontre, les souvenirs que lui raconte Ratslek – cet inconnu croisé près de la frontière russe –, le témoignage du vécu des ancêtres, celui du cueilleur de sève ou de l’apiculteur, « ces insoumis discrets, ces cueilleurs des cadeaux de la forêt » dont la face reste quoi qu’il arrive « tournée vers le soleil ». Ces individus qui ont su observer et prendre soin de la nature, vivre avec elle, et non pas contre elle. C’est essentiel.

Le tout est rassemblé dans un petit livre à la couverture noire, un peu comme la nuit sans fin des hivers nordiques. L’objet est léger au point de se ranger sans gêne dans la poche d’un sac à dos de voyage : doit-il être lu comme il s’est écrit, sur les chemins ? Le livre de Luc Marelli a le goût du froid qui pique la peau et du vent qui glisse dans les cheveux. Il donne envie de l’emmener sur les routes. De s’extraire de chez soi pour randonner à l’extérieur et puis, lors d’une courte halte, assis.e sur un banc, sur un rocher ou à même l’herbe et l’humus, le sortir de son sac afin d’en savourer certains passages. Les imprimer en soi, ces passages, pour qu’ensuite, pendant le reste de notre voyage, on devienne plus attentif.ve à ce qui nous entoure : les myrtilles, les hérons, le temps bleu, le tumulte solitaire de la rivière, les feuilles jaunies ou les lichens roux évoqués par l’auteur.

Avant d’être écrivain, Luc Marelli est peintre. J’ai parcouru son site internet avec fascination : on y découvre ses productions, des feuillages aux couleurs vives, des morceaux de nature capturés, des troncs de bouleaux sinueux, de délicates pommes de pin aux nuances rouges. S’y cache-t-il celles esquissées durant le voyage de Tendresses après la pluie ? La question intrigue, je me suis amusée à chercher les résonances, je les ai trouvées. Marelli publie ici, chez art&fiction, son premier texte. La maison d’édition est connue pour offrir un espace d’expression aux artistes plasticiens, pour proposer des œuvres qui sortent heureusement des sentiers battus. Certes, la structure de Tendresses après la pluie déroute. Sa séparation en trois parties distinctes, inégales dans leur longueur et leur propos, n’est pas pleinement convaincante : pourquoi ajouter, à la fin, ces « pages arrachées au carnet des Balkans » dont la noirceur détonne si brutalement avec le reste, contredit même le doux titre de l’œuvre ? Afin d’apprécier Tendresses après la pluie, mieux vaut ne pas être effrayé.e.s par l’hétérogénéité, ni désirer à tout prix saisir l’essence d’un texte dans l’enchaînement de ses actions. Rien ou presque rien de tout ça dans le texte de Marelli : la multiplicité des lieux, des personnages, des temporalités, des pronoms, des ellipses rend la trame narrative floue. Mais c’est que le cœur de Tendresses après la pluie est à chercher ailleurs, et il nous fera pardonner les petites maladresses de l’ouvrage.

Ce cœur se trouve sans doute au plus joli des endroits : le plaisir microtextuel, la saveur d’un mot bien choisi ou d’une phrase justement composée. La précision lexicale d’une description qui révèle soudain l’essence d’une réalité du monde – celle qu’on a malheureusement manquée, à force d’être pris.e dans le tourbillon d’une société qui va toujours trop vite, entre les mails à taper, la distraction des notifications WhatsApp, les réunions pros et les heures passées derrière nos écrans. « La fonte des neiges [qui] a révélé la nudité de l’intime, en creux, comme dans une légende », ces « quelques gouttes d’un distillat puissant [qui] sourdent des arbres blancs » et les « maisons rouges [qui] palpitent sur l’herbe », moi je ne les avais pas vues, pas comme ça. Et il m’a suffi d’être assise au bord de ma fenêtre, avec Tendresses après la pluie entre les mains, pour recevoir ces forêts du Nord transformées par un jour de redoux. Le texte se situe à mi-chemin entre prose et poésie : ce sont ses éclairs de poésie qui en font toute la délicatesse. Le regard de Luc Marelli, celui du peintre qui a déjà finement observé, est transmis à travers son écriture de façon saisissante.

Ses phrases brèves ou averbales sont autant de coups de pinceau sur la toile, minutieux. Il voit celles et ceux qu’il croise dans leur singularité et inscrit sur la page les détails qui font leur unicité : « le boiteux gagne l’épicerie, quatre dames volubiles descendent du bus à la queue leu leu et se séparent avec des saluts presque militaires », tandis qu’à Bilnäs, « une passagère fourbue se déhanche vers la porte, mascara en larmes ». Il voit les végétaux et les petits animaux, ceux qu’on oublie, ceux qu’on néglige et dont la négligence nous fait perdre peu à peu notre sensibilité au vivant : « Des vers de terre se retirent en profondeur et s’enroulent avec tendresse autour des racines. Les strates se soudent et le gel chasse la vie plus bas en un grésillement continu. Derrière la maison grise dans un bosquet épargné, aux aguets, le lièvre blanc observe. » Dans la veine d’un Pierre-André Milhit ou d’une Claudie Hunzinger, Luc Marelli compte parmi les auteur.e.s qui nous aident, grâce aux mots, à retrouver notre sensibilité à la nature, aux êtres qui la peuplent, qu’ils soient humains ou non-humains. Ce travail permettra-t-il de résoudre notre crise écologique comme l’espère le philosophe Baptiste Morizot ?

Quoi qu’il en soit, Luc Marelli parvient à emmener en voyage. Il transporte au Nord, jusqu’à ces pays un peu étranges où « la journée commence par un coucher de soleil ». Il invite à la lenteur et à la contemplation. Après l’avoir lu, on rêverait d’emporter Tendresses après la pluie sur les sentiers nordiques afin de le relire là-bas. On brûle d’envie de réserver vite vite des billets de train en quelques clics sur son ordinateur. Moi, j’ai au moins amorcé un mouvement pour quitter le rebord de ma fenêtre et aller faire un tour en forêt, pas loin. Bien sûr avec le livre de Luc Marelli glissé dans mon sac à dos jaune moutarde (pas au fond mais dessus, juste à portée de main, au cas où je m’assiérais sur un banc, un rocher, un petit carré d’herbe et d’humus).


Luc Marelli, Tendresses après la pluie, Lausanne, Art&fiction, 2024, 116 pages, 16,50 CHF.

Crédits des images : Luc Marelli, https://lucmarelli.ch/fr/.

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