Certains livres ne cherchent pas à s’imposer. Ils se laissent approcher lentement, dans un souffle presque imperceptible. Me taire, de Sandro Marcacci, avance sans forcer le pas. Pas de démonstration, pas de grands effets. Le texte enveloppe, puis échappe. Il retient plus qu’il ne dévoile. Tout se joue entre les mots : dans les silences, les phrases interrompues, les contours qui glissent.
Dès les premières pages, le réel vacille. Les visages restent flous, les lieux incertains, les pronoms s’omettent. Une femme, Jeanne-Marie, apparaît, mais tout autour d’elle semble érodé. Rien n’est dit clairement : une gêne flotte, des soupçons, une maladie difficile à nommer, que le texte laisse longtemps au second plan.
Ce roman explore l’effacement. Jeanne-Marie traverse l’existence sans bruit : enfant ignorée, épouse tolérée, mère tenue à distance. Même son corps semble conçu pour se faire oublier. Dans un centre de soins, elle croise d’autres femmes mises à l’écart, partage quelques instants, quelques douleurs. Respirer, oui. Parler, non. Rester invisible, même en guérison.
Au cœur du texte, une phrase résonne :
« Il m’a fallu pour ça être malade, la maladie et le sentiment d’y être à ma place. »
La maladie devient paradoxalement un lieu d’existence, une sorte d’ancrage. Dans cette mise à l’écart imposée, Jeanne-Marie semble enfin trouver un territoire à elle, un espace où son existence, jusque-là en retrait, devient perceptible.
Et puis il y a l’avant, et l’après, un récit sans chronologie rigide. Remontent des souvenirs : une adolescence sans tendresse, une sœur morte trop tôt, une grossesse précoce, un mari absent, une fille qu’elle observe désormais de loin. Louise, sa fille, reste son unique attache, sa seule raison de continuer.
Le style est sobre, proche de la retenue. Une parole fragile, qui s’effiloche parfois, comme la mémoire. Certains passages laissent une impression de flou difficile à transpercer, notamment au début, mais cette confusion fait corps avec le sujet. Raconter exige ici de ne pas trop dire. Ce silence-là mérite son espace.
L’écriture fait parfois penser à Annie Ernaux, dans sa clarté sans détour. À Marguerite Duras, pour ses silences denses et insistants. Pourtant, le texte de Sandro Marcacci garde son identité propre. Il est traversé par des sensations brutes, par une attention aiguë à l’espace, au regard des autres. Il est aussi l’évidence d’une critique sociale : ce qu’une femme doit taire, ce qu’une société choisit de ne pas entendre.
Les photographies intégrées ne sont pas des illustrations. Elles prolongent l’intime. Elles témoignent. Elles disent : J’étais là. J’ai existé. Elles montrent ce que le texte tait. Comme les citations en tête de chapitre, elles viennent souligner, sans bruit, ce qui se joue sous la surface.
Me taire laisse une empreinte profonde. Ni spectaculaire ni démonstratif, il agit avec pudeur et ténacité. À l’image de Jeanne-Marie. À l’image de tant de vies invisibles.
À propos de l’auteur :
Né en 1963 à Neuchâtel, Sandro Marcacci est écrivain, professeur de lettres et photographe. Son œuvre mêle texte et image, souvent tournée vers l’intime et les voix en retrait. Avec Me taire, il poursuit ce travail d’écriture pudique et attentive, en donnant chair à une existence effacée, marquée par le silence, la maladie et la mémoire.
Sandro Marcacci, Me taire, Éditions d’en bas, février 2025, 129p, 24 CHF.