De mon ordinateur éclairé, branché à l’alimentation électrique de mon immeuble urbain, je tape ces lignes, confortablement installée, grignotant des produits probablement importés de l’autre bout de mon monde. Mais pourrais-je encore le faire dans dix ans ?
Alors que Baptiste Ott prend son bain, sa baignoire est emportée par un fleuve. Une fois échoué, il décide de partir vers Calaigues où il retrouve sa famille. La ville étant sur le point d’être engloutie, ils prennent la mer sur le Sablier, un bateau auquel la baignoire de Baptiste est solidement amarrée. Mais le voyage devient désespéré à mesure qu’ils découvrent que la terre entière est recouverte d’eau. Finalement, l’embarcation s’immobilise dans une mare de déchets, et ses passagers décident d’actionner la pompe à sable dans l’espoir de créer une île salvatrice.
Dans Liquéfaction, la plume d’Alain Freudiger est fluide, ondoyante. La forme se défige et se brouille. Dès les premières pages, la démultiplication des personnes initie une lente valse au rythme de laquelle le narrateur s’évapore :
Comme Baptiste Ott se glisse dans son bain, je me glisse dans la peau de Baptiste Ott.
Les mots sont soigneusement choisis, les images précisées dans une description scrupuleuse de la matière :
Les contrastes entre ces états de la matière contribuent à la richesse de l’expérience du bain. Superposition d’états – souple sur solide dans liquide surmonté de gazeux.
Peu à peu, l’écriture prend une forme particulière : la structure romanesque est revisitée par l’insertion directe de fragments, dans une intertextualité flottante qui devient texte. Et dans cette construction morcelée, la casquette de critique cinématographique d’Alain Freudiger ressurgit et une esthétique du montage se dessine.
Pour renforcer la liquidité, la parole est fréquemment donnée à Baptiste qui résume son aventure. Ainsi, au fil de son voyage aquatique, un récit du récit s’insère dans le texte, augmentant au rythme de la crue et disposant, çà et là, quelques points d’ancrage.
A travers son aventure farfelue, Alain Freudiger adopte également un regard de critique qui pense le réchauffement climatique et la fin (potentielle) du monde. Par cette métaphore du déluge, il touche à divers sujets tels l’économie, la surconsommation ou la politique.
L’écrivain s’inspire de la notion de « modernité liquide » de Zygmunt Bauman : « La vie liquide est précaire, vécue dans des conditions d’incertitude constante ». Pour le sociologue, nos sociétés individualisées fragilisent les liens intimes et sociaux, sur le principe des liquides qui ne peuvent conserver leur forme lorsqu’ils sont pressés par une force extérieure. Notre société est donc en perpétuel mouvement et se dépouille progressivement de ce qui constituait son identité. Alain Freudiger reprend cette idée et propose des solutions, d’abord esquissées – reconstruire un monde de sable, s’habituer à vivre sous l’eau, puis affirmées – la réappropriation culturelle de la langue.
Solidifier le fluide
A mesure que le récit se déroule, des réflexions sur la langue se tissent. Sur le Sablier, par exemple, les passagers décident d’organiser des cours de français,
Pour Lionel, cela participait bien sûr de la lutte contre l’érosion du langage et de la parole.
et des ateliers peinture :
L’art était la seule chose qui puisse sauver l’humanité du déluge.
Durant tout leur périple, les personnages semblent sur le point de perdre la langue qui se liquéfie progressivement :
La parole devient plus pâteuse qu’avant, l’érosion des consonnes se poursuivait.
Mais alors que le lecteur s’attend à ce qu’elle perde toute sa matière et son sens, à la façon du monologue de Lucky de Beckett, le récit prend un tournant inopiné : en attendant que leur île de sable soit construite, les protagonistes décident de conter des histoires sur le modèle du Décaméron de Boccace ou des Mille et Une Nuits. Un besoin de rassembler les mémoires individuelles pour se refonder émerge alors :
Ce ne sont plus les écrits qui restent mais la parole. Nous avons failli perdre la parole, à force de broutilles linguistiques mais nous avons encore la possibilité de reconquérir le langage, de réarticuler, de reprendre les consonnes perdues.
Et finalement, le récit se contient en lui-même à la manière du liquide amniotique d’une femme enceinte qui baigne son propre corps dans une piscine d’eau fraîche :
Nous n’avons pas à nous adapter au flux, nous produisons du flux. A tous les moments importants de la vie, tristesse, rire, douleur, jouissance, émotion, effort physique, naissance, mort, maladie. Nous sommes nous-mêmes un flux, nous-mêmes fluides. Comme la mer appelle l’art du cordage, nos êtres de chair et de sang ont besoin de tresser des récits, ils sont notre lien mais ils sont fluides aussi. Tout ce que vous avez raconté en témoigne, les narrations sont des flux. Or, tout comme les flux, les narrations sont soumises à la mécanique des fluides. Ainsi, si je devais raconter Baptiste, je commencerais par un récit immersif, autofiction, plutôt immobile, en bassine, empli, stagnant, narration subjective, avec quelques mouvements et tourbillons qui retombent et redeviennent rapidement calmes.
Velia Ferracini
Alain Freudiger, Liquéfaction, Hélice Hélas (Y), 2019, 264 pages, 24.-
Photographie de Sebastian Copeland (http://sebastiancopelandadventures.com)