Jour néfaste

Petite Brume, c’est le nom du dernier lot d’une vente aux enchères. C’est avec elle qu’on galope en rêve la nuit, avec elle qu’on voyage dans le temps et que les souvenirs resurgissent. C’est aussi une écriture tendue et fragile, un cri qui saisit et qui ne nous lâche plus jusqu’à la dernière page.

Dans son récit, Jean-Pierre Rochat nous invite à assister mardi 12 avril à une vente aux enchères publiques, au lieu-dit Combe du droit. L’action tient en une journée, Élias Schwarz, commissaire-priseur, l’œil aiguisé, debout sur une scène de cantine, micro à la main, flanqué de deux animatrices, et là, au milieu, sur l’autel sacrificiel, Jean Grosjean, paysan en faillite, qui sait que c’est le jour de sa mort et qu’il faudra qu’il s’en rappelle bien.

« Bientôt dix heures et c’est un douze avril qui débute dans les nuages et soudain s’éclaircit. La lumière nous tombe dessus comme un printemps en marche, il y aurait tellement de choses à faire, mais je suis foutu-moulu. » La fourche, la cisaille pour couper les épines, la botteleuse vert et jaune, le Massey-Fergusson, Charmantine, Mignonne, Myrtille, Leïla, et bien sûr Petite Brume, les objets et les bêtes défilent, chacun amène son lot de souvenirs et de révolte. On assiste impuissant×e au démantèlement d’une exploitation, à une vie dont on laboure petit à petit toutes les parcelles de mémoire. On se raccroche à l’image de Frida, l’ex-femme partie il y a trois ans, à la belle Irina, complice de la vente mais aussi sauveuse des paysans fragilisés, au vieux pasteur optimiste qui n’est pas là au moment où on en a le plus besoin, à Vivienne « Machine-de-guerre » qui tente de récupérer quelques lots. Dans chacune de ces alliances il y a une violence tapie dans l’ombre, prête à surgir et à achever un paysan au bord du gouffre, comme s’il fallait que la journée s’achève par le sacrifice d’une victime déjà à terre. Une tragédie qui tient dans un livre à peine plus grand que la main, les chapitres y sont courts et denses et portent la voix d’un paysan qui s’adresse à son public, une conscience chancelante entre la vie et la mort qui cristallise un moment de doute et de fragilité.

« Le soleil de ce jour-là, c’est une caresse verte et blanche, une chevelure blonde, j’aime ça dans la vie ; est-ce que je pourrais revenir sur ma décision morbide, sans originalité, à portée de n’importe quel déprimé grave ? La mort en état de marche, la mort n’est pas si tragique que ça, elle a ses arguments, elle est une revanche quand même, un soupçon de culpabilité pour ceux qui vous ont mis au tapis, un petit nuage vite dissipé. » L’écriture de Jean-Pierre Rochat qui mêle le sublime de ces instants poétiques pris sur le vif et le trivial de l’existence d’un paysan en faillite épouse si parfaitement le récit de cette journée qu’il devient impossible de les distinguer. C’est une vie dont on se souvient, qu’on laisse sécher au soleil pour ne garder que ces images bucoliques qui sèment leurs mots délicats et entravent la terrible résolution de Jean. C’est aussi la révolte d’un homme, le cri de détresse des paysans qu’on « étouffe sous des tâches administratives, informatiques, sous les règlements, les contrôles, les contrôleurs, les inspecteurs », une mort qui rôde entre les pages, omni-absente, mais derrière cette dureté et les mots crus, il y a une tendresse qui remplit chaque souvenir, chaque objet, chaque bête, et qui redonne vie à une voix qui s’essouffle.

« Comme la chèvre de Monsieur Seguin qui a tenu toute la nuit, je tiendrai toute la journée, je laisserai partir mes biens avec dignité et c’est seulement au crépuscule que je quitterai cette terre de mes ancêtres pour les rejoindre aux cieux, adieu » : une journée racontée en une centaine de pages durant lesquelles Jean-Pierre Rochat saisit son lecteur pour ne le lâcher qu’à la tombée de la nuit, bouleversé par un récit tragique et poétique qui fait écho à l’actualité, dans une société qui « néglige ses paysans et les remplace par des industriels de l’agro-alimentaire, qui ne prennent même plus l’air, assis face aux écrans de commande de leurs machines ». Une tragédie contemporaine qui par la force des mots parvient à rassembler autour du désespoir d’un homme dépossédé de tout et qui interroge la place que chacun est prêt à laisser à un monde paysan au bord de la faillite.

 

Agathe Herold

 

Petite Brume, Jean-Pierre Rochat, Genève, Éditions d’Autre Part, 2017, 109 pages. 23 CHF / 18 €.

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