Un Domaine des Corpuscules : nouvel hybride dans le paysage littéraire

De la prose ? De la poésie ?

Dans Un Domaine des Corpuscules, Baptiste Gaillard dépasse les frontières des genres littéraires. C’est d’ailleurs ce qu’annonce la couverture : « Comme la chrysalide pour les chenilles, le texte est une vaste usine de mutations. » Et la promesse est tenue : du début à la fin, l’auteur entraîne le lecteur dans sa prose en créant l’illusion d’une constante réorganisation. Si le texte était composé d’une encre mouvante, de nombreux mots se battraient pour revenir à la ligne, tandis que certaines phrases quitteraient simplement leur place pour s’agglutiner au paragraphe suivant.

Cependant, même emprisonnée dans le papier, l’encre de Baptiste Gaillard plonge dans un paysage mouvant qu’un œil humain croirait figé dans le temps :

 

Tout sèche lentement, mais garde la

marque des jus dans lesquels ça a trempé. Perclus

de poils, enlisés dans un foisonnement d’herbes

jaunes, gonfles de l’eau finissant dans des trous.

D’infimes agitations amorcent une extension,

les dérives entre les déblais. Inertes et primaires

se côtoient dans le désordre, imbibés de substances,

où les odeurs changent avec les couleurs.

 

Un ouvrage à lire ?

Oui ! Diplômé de la Haute école d’art et de design de Genève, Baptiste Gaillard a su montrer son habileté à faire de la langue son outil de travail. De ce fait, la créativité de l’auteur fribourgeois a été récompensée par le jury des prix suisses de la littérature cette année.

L’ouvrage est une réelle exploration des formes. À priori, un immense fossé sépare les écrivains des sculpteurs et des architectes, mais cela échappe à Baptiste Gaillard ; il taille son texte, parfois même au milieu d’un mot afin d’obtenir une forme qui offre de la profondeur à sa composition ; profondeur à laquelle vient s’ajouter une sensation de vertige : l’aménagement des paragraphes et leur disposition témoignent à la fois du travail minutieux et de la maîtrise de l’architecte.

Inertes et organiques, répugnants et désagréables, les corpuscules qui composent le texte fascinent au point d’en devenir beaux :

 

Lainages et tissus absorbent l’humide ; empilés dans

des armoires, cachent un mouvement des mites ;

d’innombrables minuscules se délectent de restes

inutiles. Les rampants se relayent dans les recoins

et alimentent la permanence du grouillement. Un

remous suffit comme signal à l’éveil du dormant ;

ça y est, la nuée. La cuisine se remplit de papillons

gris, les parasites pullulent. Les volettements, mêmes

et nerveux, répètent un schéma un moment, puis

changent soudain en vrille. De nouveaux par-

cours se dessinent. Les mouches se renversent, les

papillons battent des ailes en poudroiement avant

la mort. Quand on les écrase, on ne fait que taper des

mains et pourtant quelque chose de la vie éclate.

 

À qui s’adresse le recueil ?

À ceux qui sont convaincus que l’eau se résume à ses états solide, liquide et gazeux : l’écriture regorge d’images propices à la flânerie poétique.

 

Comme des effiloches de gélatine ondulant

dans la mer, qui s’aplatissent quand elles se

trouvent tout à coup dehors, disloquées ; des

grains dans la chair sans tenue des méduses.

 

À ceux qui croient que la poétique de l’eau n’a plus de secrets à leur livrer après avoir lu L’eau et les rêvesde Gaston Bachelard : les images évanescentes offriront un dépaysement à votre imagination et vous permettront de vous abandonner à votre propre rêverie.

 

Des courants brassent les particules dans l’eau, tout

s’évapore lentement et se condense à nouveau. Il n’y

a ni début ni fin claire aux mutations : les choses se

mélangent entre elles et s’amalgament à l’environne-

ment. L’indistinct repose dans la masse, des choses

encore dures dans les anfractuosités pleines de mou.

 

À ceux qui souhaitent s’arrêter un instant et rêver d’un monde dont on aurait ôté les humains : après la lecture, vous aurez certainement un nouveau regard sur des choses aussi simples que l’eau, la poussière ou les insectes.

 

Entre les arêtes de poissons, quelques tiges par bouq-

uets d’embourbés. Les barbelés traînent, désarri-

més des poteaux, embrouillés dans les touffes.

Graminées et petites fleurs commencent à essai-

mer alors que l’espace d’où elles pointent n’est

qu’une fissure au milieu d’étendues de goudron.

 

Pierre Muresan

Baptiste Gaillard, Un domaine des Corpuscules, Hippocampe éditions, 2017, 96 p. CHF 16,80.

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