Avis à tous les fumeurs. Ce livre est pour vous l’occasion de vous offrir 185 feuilles d’excellente qualité – effet fous rires assuré – pour seulement 26 francs. À consommer sans modération.
Avis à tous les non-fumeurs. Ce livre est pour vous l’occasion de faire un « trip » formidable – à travers les années grâce au côté biographique et à travers différentes drogues grâce à l’atmosphère jouissive de l’ouvrage – sans nuire à votre santé.
Fumette et rock’n’roll
Après Pagaille temporelle (2008) et Demain ça vient (2012), création qui s’accompagne d’un CD où l’on entend l’auteur donner de la voix, Philippe Gindre nous propose son troisième livre – Véroniqueta mère (2017)– et la musique est toujours à l’honneur ! On la retrouve lorsque Phil cite des titres de chansons promouvant les substances illicites ou lorsqu’il écoute Alex gratouiller sa guitare. On la ressent également grâce à l’ambiance baba cool et contestataire dans laquelle Véronique plonge son neveu dès son plus jeune âge. Tantôt symbole de liberté, tantôtde déraison, la tante tisse un lien particulièrement fort avec Phil et lui enseigne son unique religion : « Le Cannabis Indica ». Elle berce leurs journées de ses maximes personnelles (Le chanvre indien engendre une élévation du niveau de pensées, attise l’inspiration et la créativité) et rappelle sans cesse qu’il n’est de Dieu que le seul vrai Dieu. Sur des airs de Jimi Hendrix et de Neil Young, le roman raconte la vie mouvementée de Phil à travers le prisme de sa relation avec Véronique. On le suit de l’année de ses quatre ans au jour où Tata Pétard lui manquera, une fois qu’elle s’est embarquée dans le grand tunnel aussi allumée que la lumière à l’autre bout.
Un temps hors du temps
La double temporalité qui sous-tend l’ensemble du récit se perçoit dès le premier chapitre –Mon neveu qui vient me chercher pour aller à mon enterrement–, plaçant Véronique, Phil et le lecteur entre un aujourd’hui et un hier. On a beau avancer dans les âges de manière linéaire, cette biographie n’a absolument rien de prévisible. Au contraire, le narrateur relate divers événements – un pique-nique à la rivière, une rencontre fortuite avec un passant, un repas de famille qui dégénère – tels qu’ils lui viennent à l’esprit. Le récit subit les sauts de pensées du conteur et le flou des souvenirs :un lendemain d’hier, un jour il y a mille ans. Le lecteur est entraîné dans ce va-et-vient entre temps révolu et actualité, parfois surpris de certaines formulations qui sous-entendent une fusion entre passé et présent : Elles sont (étaient ?) dans la même classe. Ces bonds temporels se révèlent particulièrement plaisants et l’on se laisse volontiers guider sur un chemin sinueux, quitte à perdre de vue la destination. Si vous êtes joueurs, n’ayez crainte de débuter la partie : Plusieurs façons d’arriver, cent mille de s’égarer, probablement que vous ne tomberez pas dessus du premier coup. Il faut insister, ça fait partie du sketch.
Polyphonie constante
Entre discours rapporté (Véronique m’a raconté, Je l’ai entendue dire), lettres, coupures de presse et autocitations, le roman s’apparente à un véritable dédale discursif. Le titre lui-même indique d’emblée une double énonciation : Véronique se veut à la fois figure maternelle et personnage égoïste à qui l’on reproche d’avoir préféré l’amour de la marijuana aux liens familiaux.Toutefois, ces multiples voix cherchent moins à dérouter le lecteur qu’à mimer l’élan d’une jeunesse insouciante, à exprimer la richesse d’une pensée qui se nourrit sans cesse des propos d’autrui. Avec beaucoup d’humour et une tendre provocation, Philippe Gindre réussit à instaurer un rythme particulier qui génère à chaque fin de chapitre l’attente d’une chute humoristique. Même si le schéma narratif se veut répétitif, la succession d’anecdotes ne lasse pas. Au contraire, on devient vite accro et la connivence avec le narrateur s’accroît au fil des pages.
Ce style qui se moque de l’érudition (Les couleuvres de Montpellier sont les seuls colubridés holarctiques à cycle spermatogénétique non estival, comme chacun sait) et qui ose l’humour noir (« Excusez-moi, est-ce que vous croyez que la vie a un sens ? » Véronique : « Non. Et le Pont Butin, c’est par là ») laisse également transparaître une tendresse et une poésie qui vous feront planer à coup sûr : Tu me manques. Pourtant j’ai de l’entraînement : tu m’as déjà souvent manqué avant de mourir. […] lorsque les gens meurent, c’est le degré d’intimité le plus intense ayant eu cours qui fait foi. Il émerge des profondeurs comme les dents de la mer pour vous choper à la gorge.
Florine de Torrenté
Philippe Gindre, Véronique ta mère (2017), éditions des sauvages, 185 p., 26 francs. |