Dans le dernier opus du Grisonnais Arno Camenisch Der letzte Schnee, on apprend plein de choses – et pourtant, il ne se passe rien. À l’image du remonte-pente qui continue de s’ébranler alors qu’il n’a rien à transporter.
Les voilà donc, les deux montagnards grisonnants qui attendent joyeusement les touristes. L’un s’appelle Paul, l’autre Georg et c’est à eux que revient l’honorable tâche de surveiller le plus vieux remonte-pente du monde. « Un bel engin, hein dis, » s’exclame Paul rempli de fierté, « nous étions les premiers, le plus vieux téléski du monde, c’est nous qui l’avions, ici dans notre canton, c’est ici que tout a commencé. » Puis il ajoute: « nous sommes au nombril du monde »1.
Mais au nombril du monde, il ne se passe plus rien. La neige ne tombe pas et les touristes se font attendre. Le supposé ancêtre du téléski ne sert plus à rien. Paul et Georg ne servent plus à rien. Pourtant, ils refusent de l’accepter et remplissent consciencieusement leur tâche : ils tassent des petites piles de billets, ils installent des panneaux, comptent les arbalètes et tiennent régulièrement un chournal. Toujours en rythme avec leur raison d’être.
Le vide de l’attente est comblé par les anecdotes villageoises de Paul le bavard, et par les repas et les notes de Georg le silencieux. Tout s’est déjà joué en dehors de la narration, on pense au théâtre épique de Brecht. Peut-être aussi parce qu’on ne ressent aucune compassion pour les deux montagnards.
Poésie du passé
Dans ce nouveau récit Der letzte Schnee (La dernière neige), Arno Camenisch revient au schéma dont il avait déjà usé dans sa Bündner Trilogie 2,œuvre qui l’a fait connaître. Il reste, une fois de plus, fidèle à sa contrée natale tant sur un plan géographique que linguistique. La langue des montagnards est truffée d’expressions romanches et italiennes. Le dialecte grisonnais transparaît de temps en temps. Ainsi que le français. Et l’anglais. A la longue, cela a un effet sur-construit et maniériste, renforcé par les rimes internes comme « Ferdinand avec son turban », les allitérations « la radio radote »3 et autres jeux de mots. Ces artifices raffinés pourraient avoir un effet rafraichissant. Mais ils ont plutôt tendance à compromettre la crédibilité du texte.
Cette rage compositionnelle révèle, néanmoins, le concept générique de l’œuvre. Le texte décrit un lieu prisonnier de son passé qui, lentement, disparaît dans le néant. Georg réajuste sans cesse sa casquette, les billets sont sans cesse recomptés et sans cesse, on louche du côté de l’horloge. Ces répétitions sont les points forts du texte, elles transmettent au lecteur cet engourdissement général et quand, soudain, elles s’arrêtent, l’inquiétude se répand. Le tic-tac de l’horloge se fige et le téléski s’immobilise : ce lieu régi par les règles du passé s’approche de sa fin.
Pourtant, il se passe quelque chose…
Der letzte Schnee ennuie et pourtant captive. Les anecdotes du village que Paul raconte sont tellement ordinaires qu’on se bloquerait presque la mâchoire. Pas l’ombre d’une péripétie. L’hébétude de Georg et sa pédanterie approximative ne donnent aucun relief à son personnage. Néanmoins, la tension augmente au fil de l’œuvre. Au début, Paul raconte des petites farces anodines sur les villageois, par exemple « Alfons, un sacré footballeur, il avait une pompe aussi puissante qu’un moteur diesel, il était increvable. »4 Mais plus le récit avance, plus les anecdotes deviennent macabres. À la fin, Paul révèle au lecteur : « Pour Beni de la Pinte, en tout cas, le pot de clôture fut sa dernière demeure, après qu’on lui eut arraché son existence comme on arrache l’âme du corps, le glas gémit dans la vallée un dimanche de janvier, Beni s’était pendu au petit matin. »5 Le déclin du village transparaît jusque dans les blagues de manière menaçante.
Sur 99 pages, on assiste à la chute d’un village tout entier. Les commerces disparaissent, l’école brûle, des gens meurent. Le brouillard se lève.
Camenisch et sa zone de confort
La critique de l’urbanisation et de la pollution est évidente. Derrière un voile d’expériences subjectives, Der letzte Schnee raconte le destin réel des villageois grisonnais. L’auteur, une fois de plus, réussit avec justesse à décrire son pays natal. La langue et la thématique sont du Camenisch pur jus. Et c’est justement là qu’est nichée la faiblesse de ce texte. En accumulant les artifices stylistiques et les auto-références, Camenisch renvoie manifestement à la Trilogie. À tel point qu’aucune évolution n’est visible. Der letzte Schnee est un récit qui lui même perpétue ce qu’on ne connaît que trop bien. En soi, la narration se tient. Mais quand on sert à une lectrice de Camenisch pour la quatrième fois le même menu, les saveurs deviennent fades.
Mia Jenni
[Traduit de l’allemand par Camille Hongler]
- « Ein schönes Ding, gell. Wir waren die ersten, den allerersten Skilift der Welt, den hatten wir hier im Kanton, hier hat alles angefangen.[…] Wir sind am Nabel der Welt. »
- Les deux premiers tomes de la Trilogie ont été traduits en français par Camille Luscher aux éditions d’en bas : Sez Ner(2010) et Derrière la gare(2012), pour lequel elle a reçu le prix de traduction littéraire Terra nova de la Fondation Schiller.
- « Ferdinand mit dem Kopfverband », « das Radio rauscht »
- « der Alfons, das war ein guter Fussballer, der hatte eine Pumpe wie ein Dieselmotor, bekamst den nicht tot. »
- « Für den Beni von der Beiz war die Ustrinkata jedenfalls der letzte Ort auf Erden, nachdem man ihm seine Existenz wie die Seele aus dem Leib gerissen hatte, klagte am Sonntagmorgen im Januar die Totenglocke durchs Tal, der Beni hatte sich in den frühen Morgenstunde erhängt. »