Une ode sobre à l’espoir. Dix petites anarchistes de Daniel de Roulet

« Nous étions dix, nous ne sommes à présent plus qu’une. »[1] C’est ainsi que commence le dernier roman de Daniel de Roulet, Dix petites anarchistes. Cette phrase a valeur de programme. La structure de l’histoire s’inspire de la chanson des « Dix petits nègres ». Ce qui, aujourd’hui, choque nos oreilles correspond à l’époque coloniale du récit.

Alors que le thème de l’immigration est aujourd’hui sur toutes les lèvres, le livre raconte une histoire d’émigration : huit horlogères de Saint-Imier se font contaminer par les idées anarchistes de Bakounine et Malatesta,  qui organisèrent un congrès dans la ville jurassienne en 1872. Elles décident de laisser l’étroitesse du petit village suisse derrière elles et d’expérimenter une nouvelle manière de vivre ensemble sous la devise « Ni Dieu, ni chef, ni mari ». Ces femmes veulent ainsi rester solidaires tout en gardant chacune sa liberté et son avis personnel. L’une d’entre elles semble pourtant un peu moins euphorique que les autres : « Valentine pouvait bien s’imaginer émigrer à Genève, mais pas plus loin. Les autre voulaient partir à l’autre bout du monde. »[2] C’est ce qu’elles finissent par faire – y compris Valentine. Leurs pérégrinations les mènent en Patagonie, jusqu’à l’archipel Juan-Fernandez puis finalement à Buenos Aires. Elles s’essaient à la vie en communauté anarchiste, fondent une boulangerie ainsi qu’une horlogerie et bravent l’administration. Tout comme dans la chanson des « Dix petits nègres », les femmes meurent les unes après les autres ou demeurent à divers endroits au cours du voyage. Chaque chapitre est consacré à l’une de ces femmes. Jusqu’à ce que Valentine, la narratrice, soit la dernière à pouvoir livrer un témoignage sur la vie des Jurassiennes en Amérique du Sud.

La jeune femme ne raconte pas l’histoire d’une réussite.C’est aussi ce que l’on trouve dans le livre : « On n’a pas besoin de réussir pour garder espoir. »[3] C’est finalement le sens de cette histoire : ne pas perdre espoir, croire en ses propres idéaux et les défendre, même si la situation n’est pas rose.

Personne ne sait si la situation n’est pas rose dans le monde de l’éditionnon plus, ce qui expliquerait pourquoi la traduction a paru avant l’original. C’est un cas pour le moins étrange :  on a caché l’original aux lecteurs francophones de Daniel de Roulet, alors même qu’ils auraient dû être les premiers à tenir son œuvre entre les mains. C’est seulement en octobre que paraîtra son roman, Dix petites anarchistes, aux Editions Buchet Chastel.

Traduction ou pas, une chose est claire : ce roman ne tient pas grâce à la virtuosité de sa langue. Il est écrit de manière âprement sobre et modeste. Parfois presque un peu aride. Mais c’est justement là que se trouve sa force car le style suit les exigences de Valentine, qui veut que son témoignage «  raconte le plus fidèlement possible ce qu’il en coûte de réinventer le monde »[4].

Mais pourquoi donc un roman? Pourquoi enrober l’Histoire d’une histoire ? La raison se dévoile bientôt au fil des pages : il ne s’agit pas simplement d’un récit historique véridique et précis. Au contraire, l’Histoire peut être vue comme une source d’inspiration et de motivation pour le roman et les personnages qui y sont peints de manière subtile, simple et tendre. Finalement, ce roman thématise bien plus que des faits historiques : il se développe à partir de son statut de témoignage. Un voyage littéraire qui a gagné le droit de porter le nom de roman. De Roulet rappelle ainsi Alex Capus, dont la spécialité est également de déterrer des histoires du passé pour leur donner une nouvelle vie. Ce livre le fait pourtant à sa manière propre, douce et engagée. Même s’il faut parfois, en tant que lectrice, faire preuve de patience et supporter des chapitres touffus et de longues descriptions.

Mais cela en vaut la peine. Surtout parce que la forme romanesque a le mérite d’être agréablement rafraîchissante : ce qui pourrait nous sembler négligeable dans un bouquin d’Histoire gagne en substance dans le roman de Daniel de Roulet. C’est comme passer le doigt sur une photo poussiéreuse : sous les silhouettes pâles se cache une vie colorée. Ces couleurs n’existeraient pas si de Roulet n’avait pas mêlé ses recherches précises à sa fantaisie littéraire. Dans son roman, on s’étonne de voir que ces deux éléments forment un ensemble fluide. Et la lectrice plonge dans ce monde sans vraiment vouloir savoir ce qui appartient à l’histoire ou à la fantaisie.

Un roman qu’il faut lire car il nous montre un chapitre de l’histoire suisse qu’on a tendance à oublier et jette ainsi une lumière objective et contemporaine sur les relations entre immigration et émigration.

 

Selina Widmer

[Traduit de l’allemand par Valentin Decoppet]

 

[1]«Wir waren zehn, jetzt sind wir nur noch eine.» – N.d.T. Les citations de cet article sont des traductions en français de la traduction allemande et non des citations de l’original français puisque Dix petites anarchistes doit paraître en octobre.

[2]«Valentine konnte sich gut vorstellen, nach Genf auszuwandern, aber nicht weiter weg. Die anderen wollten ans Ende der Welt.»

[3]«Man braucht keinen Erfolg, um die Hoffnung zu wahren.»

[4]«Möglichst wahrheitsgetreu zu erzählen, was es kostet, die Welt neu zu erfinden»

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