Les Billes du Pachinko : le jeu à l’épreuve du réel

 

Le Pachinko est un jeu collectif et solitaire. Les machines sont rangées en longues files ; chacun debout devant son tableau joue pour soi, sans regarder son voisin, que pourtant il coudoie.

 

« Collectif et solitaire », c’est par cette opposition – en apparence paradoxale – que Roland Barthes, dans L’Empire des signes, qualifie le Pachinko – sorte de flipper japonais. C’est sur cette même opposition – en exergue – qu’Elisa Shua Dusapin choisit d’ouvrir Les Billes du Pachinko, son deuxième roman paru fin août aux Éditions Zoé.

Collectif et solitaire, deux termes si éloignés, et pourtant si proches. Maurice Blanchot disait que la solitude n’existe que défaite d’elle-même, exposant le seul au dehors multiple ; Les Billes du Pachinko s’inscrit dans cette réflexion. Claire, la narratrice, est binationale : suisse et coréenne, d’une Corée dont elle ignore tout. Ses grands-parents, résidant au Japon, y sont nés, mais ne la connaissent pas davantage. Ils l’ont fuie lors de la guerre ; ils l’ont oubliée. Claire a pris la décision de les y emmener. Elle se rendra au Japon et s’occupera d’une jeune fille, Mieko, à qui elle apprendra le français, le temps de convaincre ses grands-parents de renouer avec leur passé.

Le récit, qui débute avec l’arrivée de Claire au Japon, sera celui de l’inaccessibilité, du heurt perpétuel du familier contre un étranger multiple, de la dissolution de l’identité dans l’altérité. Elle pensait en maîtriser la langue, en connaître la culture, mais se retrouve face à une double inconnue. Se met alors en place une poétique de l’insaisissable où le proche devient lointain, où le compréhensible devient incompréhensible. L’insaisissable, c’est cette fumée, ce brouillard, ce flou omniprésent. C’est cette « brume qui masque l’horizon », ce sont « les contours de l’appartement, qui s’estompent eux aussi ». L’insaisissable, c’est encore cette petite fenêtre, au pied du mur, qui n’offre qu’un accès restreint au monde : « Tous ces gens dont n’apparaissent que les jambes à travers la fenêtre de ma chambre. Je voudrais voir leur visage. »

Au centre de cette poétique se trouve le Pachinko. Présenté comme l’un des éléments essentiels d’une culture exclusivement japonaise, bien qu’inventé par des Coréens à qui l’on refusait l’accès au marché du travail, il centralise et métaphorise un étranger qui apparaît d’emblée paradoxal ; il renverse les valeurs. Tandis que les joueurs sont animalisés, à l’image de cet homme qui « s’accrochait au Pachinko comme une tique à sa bête », les machines sont humanisées et suscitent de la pitié « à les voir cracher leurs billes, inlassablement ».

Alors que Roland Barthes faisait du Pachinko la rencontre du collectif et du solitaire, Elisa Shua Dusapin exploite son impénétrabilité pour faire du jeu – au sens large – le point de friction entre l’étranger et le familier. Au Pachinko, signe incompréhensible, elle oppose toute une collection de jeux – omniprésents – dont le rôle sera de donner du sens à une réalité qui n’en a que trop peu. Le Tetris qu’elle a sur son téléphone aide Claire à rationnaliser une façon inhabituelle d’aménager l’espace. Le Monopoly, édition suisse, a permis à sa mère de « donner une idée à ses parents du pays dans lequel nous vivons ». Les Playmobil enfin permettent à sa grand-mère de se projeter ailleurs, d’échapper à sa vie, de se constituer – peut-être – un pays habitable.

C’est donc ça, Les Billes du Pachinko. Un jeu de cent quarante pages. Un jeu pour dissiper le brouillard. Un jeu pour ouvrir la fenêtre, y passer sa tête et voir le monde. Un jeu où les hommes – inaccessibles et incompréhensibles – se transforment en figurines, en poupées miniatures avec lesquelles il est possible d’interagir. Le Japon voilé, masqué, figuré, en devient moins effrayant, plus conciliant. Mais l’étranger, quoi qu’on en dise, quoi qu’on en fasse, reste l’étranger. Sous le tissu d’apparences que Claire confectionne et raccommode en permanence demeure ce puissant noyau de réel, dur, sombre, inaltérable : le Pachinko. « Je voulais t’apporter des billes du Pachinko. Mais elles sont lourdes. Sales. Crois-moi, ça ne vaut pas le coup. Je te jure. Ce ne sont pas des billes comme tu crois. Ce ne sont pas des jouets. »

 

Elisa Shua Dusapin, Les Billes du Pachinko, 2018, Éditions Zoé, 140 p., 22 CHF.

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