Le troisième roman de Heinz Helle est nominé au Schweizer Buchpreis. À juste titre.
Longues nuits
Deux frères errent une nuit d’hiver dans les bars de Munich et évoquent les grandes questions de la vie. Ce que les deux hommes ne savent pas, c’est que l’un d’eux mourra bientôt. L’autre se souviendra après coup de ces derniers moments passés ensemble. Il ne peut alors nier que beaucoup d’indices laissaient présager de la mort de son demi-frère : celui-ci était alcoolique et la plupart du temps malheureux, à l’exception de quelques phases de répit à Zurich et à Munich. À travers le souvenir, le survivant dédie un dernier hommage au défunt tout en se confrontant à son propre sentiment de culpabilité.
Mais quel genre d’hommage ?
Par des phrases qui restent intelligibles malgré leur longueur et encouragent à poursuivre la lecture dans une sorte d’ivresse, le narrateur offre un aperçu de la vision du monde du défunt. Celle-ci est imprégnée de questions philosophiques sur le Bien, le Vrai et le Beau. Le frère décédé, qui avait passé une partie de son enfance avec sa mère aux États-Unis, s’intéressait, dans le cadre de son doctorat en Histoire, à des opérations militaires, au passé nazi ou encore au cas lugubre du pédophile belge Marc Dutroux. Mais peut-être justement parce qu’il s’agissait pour lui de constituer une vision d’ensemble, il ne reste de ses efforts que des écrits fragmentaires, erratiques, difficiles à déchiffrer et encore plus à comprendre.
Ainsi, les pensées et les commentaires du narrateur qui a quant à lui étudié la philosophie, font comprendre qu’il doute de la pertinence des réflexions de son frère, malgré son attirance pour leur radicalité.
Pas de Koala
Si les réflexions philosophiques du frère ne peuvent prétendre à une systématicité scientifique, le texte, lui, tire sa qualité littéraire du juste équilibre entre sérieux tragique et ironie empathique. Les questions existentielles du frère sont contrastées par la luciditéréflexive, les interventions humoristiques ainsi que les déplacements poétiques de perception opérés par le narrateur, par exemple lorsque les mots ne sont plus décrits que comme des sons. Contrairement au requiem Koala – texte que l’auteur suisse alémanique Lukas Bärfuss a dédié lui aussi à son demi-frère – Die Überwindung der Schwerkraft (littéralement « Le dépassement de la gravité ») s’expose sans concession aux tréfonds d’une vie ratée: là où Bärfuss digresse sur l’histoire des colonies australiennes, Helle laisse son narrateur perplexe face à des bribes biographiques, tels que l’enfant (peut-être imaginé) issu de la relation avec une prostituée, une rupture malheureuse dans le parking d’une clinique d’avortement ou encore une carrière publicitaire interrompue.
Recherches
Le flux de pensée du narrateur se libère au fil des pages consacrées à la dernière soirée partagée et mène les lectrices et lecteurs jusqu’à des moments choisis de la vie des deux frères. Par ce procédé, le texte fait disparaître les frontières entre réalité, rêve et fiction, entre expérience individuelle et collective.
La reconstruction lacunaire de la dernière rencontre des deux frères sert de point de départ pour la problématique du souvenir en général : les souvenirs d’enfance en partie contradictoires des deux protagonistes, ainsi que la relativisation de l’Histoire avec un grand H par l’expérience intime de l’individu, à l’exemple de l’histoire familiale, sont présentés comme des moyens de se confronter à un passé qui ne saurait être reconstitué entièrement.
La lecture de Die Überwindung der Schwerkraft est à conseiller à tous ceux qui recherchent le Vrai, le Bon et le Beau, mais qui sont aussi conscients qu’ils devront se satisfaire de réponses subjectives et fragmentaires. Alors, la gravité se laisse surmonter, le temps de quelques pages.
Heinz Helle, Die Überwindung des Schwerkraft, Suhrkamp, 2018, 208 p.