Le dernier roman de Peter Stamm, Die sanfte Gleichgültigkeit der Welt (« La douce indifférence du monde »), est une histoire de sosies aux intonations laconiques et mélancoliques. Avec ce livre, Peter Stamm a remporté le Prix suisse du livre (Schweizer Buchpreis) 2018.
Christoph, un écrivain suisse en bout de course, s’est fait quitter par son grand amour Magdalena ; il rencontre alors à Stockholm une jeune femme prénommée Lena, copie conforme de Magdalena dans sa jeunesse. Lors d’un rendez-vous avec la jeune femme, il lui raconte son histoire, qui paraîtra peut-être familière aux lecteurs de Stamm : Magdalena et Christoph se sont séparés parce qu’un personnage de roman, que Christoph avait à la demande de Magdalena créé à l’image de celle-ci, a avec le temps pris le pas sur la Magdalena réelle. En donnant vie à cette figure fictive, Christoph a laissé la vraie Magdalena lui échapper.
Cette situation de départ correspond exactement à celle que Peter Stamm a développée dans son premier roman Agnès (1998). Dans ce récit, Agnès demandait elle aussi au narrateur d’écrire une histoire à son sujet. Le narrateur rédigeait alors une chronique mortelle, à la suite de laquelle Agnès disparaissait. Mais dans le dernier ouvrage de Stamm, l’auteur n’est pas le seul à reprendre le canevas d’histoires préexistantes et canonisées : le narrateur réécrit lui aussi un livre déjà paru. La reprise de thèmes familiers aux lecteurs de Stamm, comme l’histoire d’un couple et d’un monde parallèle, ainsi que le renvoi à son premier livre, font indubitablement de ce roman un métadiscours sur la vie et la littérature.
L’histoire qui s’ensuit n’est pas sans rappeler un jeu de miroirs. Le narrateur a en effet déjà eu l’occasion de rencontrer Chris, le compagnon de Lena. Non seulement ce dernier lui ressemble comme deux gouttes d’eau, mais c’est également sa réincarnation – pile à l’âge où le narrateur a autrefois fait la connaissance de Magdalena. Christoph s’aperçoit que sa propre vie se répète. Mais ce n’est pas tout : vers la fin du roman, il découvre qu’il existe toute une série de sosies et qu’il est lui aussi le double d’une version plus âgée de lui-même. Ce dispositif est particulièrement subtil ; c’est bien dans un jeu finement calculé que Peter Stamm entraîne avec son idée de la répétition, qui elle-même est duelle : d’une part la répétition dans le contenu, avec l’histoire des doubles, et d’autre part la réplique de son premier roman Agnès.
Christoph souhaite ardemment éviter la fin de la relation de Chris et Lena, les deux sosies, mais le couple se sépare du fait de son intervention. Lena a en effet appris que Chris avait aussi eu vent de l’histoire par son double plus âgé et qu’il avait en conséquence souvent modifié sa manière de se comporter. Lena se sent manipulée par les deux hommes et souhaite mettre un terme à la relation.
Pour les lectrices et lecteurs, la question de l’identité se pose également. À travers cette structure complexe de relation amoureuse se répétant, il est souvent difficile de différencier les personnages. La confusion qui entoure la prise de parole – s’agit-il du double, de l’original ou de l’amante ? – est volontaire, comme le prouve l’absence de guillemets.
Stamm écrit sans adjectifs et avec simplicité – une langue pour laquelle il est aujourd’hui connu et qui lui a également valu le Prix littéraire de Soleure 2018 : avec Peter Stamm, c’est une œuvre « qui se distingue par son ton laconique et persistant ainsi que par son grand sens du rythme » qui a été récompensée.
Le titre « La douce indifférence du monde » fait référence aux infinies possibilités de la vie. Elles sont incarnées par Lena, la comédienne, qui se glisse dans tous les rôles possibles et imaginables. Christoph, lui, craint cette potentialité. Tant de vies sans lui ! Et pourtant, que l’on se décide pour l’une ou pour l’autre n’a aucune importance, car notre destinée a finalement toujours été tracée : c’est ce que fait comprendre l’histoire cadre du roman. Dans ce récit, les différentes strates temporelles du je s’entremêlent. Le narrateur se souvient de lui plus jeune, qui rencontre son moi plus âgé. La fin de l’histoire débouche sur le début, ou plutôt : le début et la fin coïncident tellement que les deux hommes, le jeune et le vieux, se fondent l’un dans l’autre. La superposition des strates temporelles brouille toute continuité et révèle que tout se répète et que les décisions sont indifférentes.
Le dernier livre de Peter Stamm traite une fois de plus de grandes questions : Qui suis-je vraiment ? Peut-on s’émanciper d’une destinée ? Possède-t-on quelqu’un quand on l’aime ? Enfin, ce roman subtilement construit relâche le lecteur dans son monde, bousculé par toutes ces questions.
Maya Olah
[Traduit de l’allemand par Camille Logoz]