L’art singulier de l’expression à deux

Au printemps, dans le cadre des journées littéraires de Soleure, nous avions rencontré Germano Zullo et Albertine pour parler de l’exposition « Jardins » (buchjahr.uzh.ch/solothurn18) et de la publication de La femme canon (buchjahr.uzh.ch/solothurn18). Cette semaine, nous proposons un regard supplémentaire sur ce duo d’artistes afin de mieux comprendre leur travail de création, leur lien avec les lecteurs et les défis auxquels ils font face.

 

Germano Zullo est auteur, Albertine illustratrice. Collaboration fréquente : l’un écrit, l’autre dessine, et le livre naît des deux gestes. Quelques minutes suffisent pourtant à comprendre que tout n’est pas si simple. L’entente est totale et elle se ressent ; le couple travaille ensemble plutôt que sur le même objet. Le projet est discuté, brainstormé, affiné à deux avant que chacun se retire dans son bureau. Les deux artistes brouillent encore les pistes lorsqu’ils nous racontent la manière dont ils envisagent leur apport respectif. Germano nous parle de texte en images : ce n’est pas une histoire tissée de scènes, c’est un scénario fait de planches. Albertine présente le travail d’illustration en insistant sur les aspects narratifs, le rythme, le ton. Très vite on comprend que le duo d’artistes fusionne devant les pages encore blanches, et bien malin qui croirait distinguer les deux plumes tant il semble qu’il y ait derrière les quatre mains un seul esprit. Les traits de l’un et de l’autre sont d’autant plus indissociables que l’œuvre est abordée dans une réflexion globale, qui, pour plus de sensibilité et de justesse, abolit le texte partout où l’image parle d’elle-même – c’est-à-dire souvent. L’auteur et l’illustratrice sont avant tout des co-créateurs au service d’un art commun, celui de toucher le public.

Le texte se fait aussi discret parce que, contrairement aux bandes dessinées traditionnelles, les personnages d’Albertine et Germano Zullo parlent peu. La femme canon (Hélice Hélas Éditeur, 2016) dévoile un couple qui se tait, s’observe, s’éloigne ; l’amour est là, sur chaque planche, tendrement fort, mais inexprimable. Le silence décrit mieux que les mots la relation routinière qui s’installe, les frustrations quotidiennes et le désir qui s’en va. Les non-dits s’accumulent et font obstacle aux âmes qui se cherchent de plus en plus mal, jusqu’à ne plus se trouver. Même le manque se passe de phrases.

Albertine avoue être fascinée par les gens, leurs postures, leur manière de se donner au monde, leurs solitudes, leurs rapports amoureux. L’introspection est à la fois thématisée et encouragée. Le texte n’est jamais directif. Le dessin, lui, favorise la réflexion par le cadre qu’il offre : des grands espaces et du calme, d’une part, et un foisonnement de détails, d’anecdotes humoristiques d’autre part, pour faire marcher la machine à souvenirs. Tout est imaginé pour laisser émerger les sentiments et impressions qui donnent ensuite un sens à l’œuvre. Les artistes insistent, ils ne sont pas démiurges ; avec humilité, ils expliquent que le sens de leur œuvre ne leur appartient pas plus qu’à qui veut s’en saisir. Et puisque toute la société d’aujourd’hui se retrouve dans les pages, c’est un public extrêmement varié qui entre dans la rêverie. Albertine et Germano Zullo n’y pensent même pas. Eux sont au service d’une idée qu’ils concrétisent au mieux : « Les livres et les œuvres d’art sont faits pour être à la fois aimés et détestés », affirment-ils.

Écrire sans tenir compte de la réception de leur œuvre, c’est aussi revendiquer une liberté du geste artistique, à laquelle répond une liberté du lecteur dans son processus d’assimilation. Si le couple insiste sur cet aspect, c’est qu’ils sentent un resserrement de la pensée dans le milieu jeunesse, en particulier en France. Récemment, par exemple, ils se sont vu reprocher le dessin d’un père tendant une fleur à sa petite fille, sous prétexte que l’image pouvait véhiculer un sous-entendu pédophile. « La bien-pensance politique tente peu à peu de s’immiscer dans le propos des livres et l’on commence à sentir qu’il y a des choses qu’il ne faut pas dire, ou alors au contraire des sujets dont il faut traiter, notamment la représentation de la pluralité. » Pour eux qui revendiquent le droit d’exister en dehors du politique, il n’est pas question que les auteurs deviennent des fonctionnaires de l’État au service d’un dogme particulier. Tous deux espèrent que la Suisse ne prendra pas le même chemin que la France dans ce domaine-là et qu’ils pourront continuer à dessiner, imaginer et créer à l’abri de la censure.

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