Coupes dures

Quand on lui a diagnostiqué un grave cancer, Ruth Schweikert savait qu’elle écrirait sur sa maladie. Le résultat paraît sous forme de livre trois ans plus tard. « Tage wie Hunde » (« Temps de chien ») ne décrit pas un combat, c’est un combat en lui-même.

 

« Le cancer se fiche de savoir qui nous sommes », c’est ce qu’affirme la campagne d’affichage de la Ligue suisse contre le cancer depuis déjà quelques années. Elle met en scènedes personnes de toutâge,prêtes à relever des défis, vivant dans le moment présent. L’affiche veut non seulement inciter les flots de pendulaires à prendre leurs précautions, mais aussi à déstigmatiser le cancer, qui finiraittoujourspar révélerdes choses refoulées, qui forcerait à mettre en mots ce que l’on préférerait oublier.

Le message que cette campagne véhicule, l’écrivaine suisse Ruth Schweikert, récompensée par de nombreux prix littéraires, en a fait l’expérience dans son propre corps. Entre une grande famille, sa carrière d’écrivaine, d’enseignante, de critique de la société, ses voyages et un immense cercle d’ami.e.s, elle vit le moment présent, fuyantles formules toutes faites à vive allure, juchée sur satrottinette. Ce dont se fiche le cancerlorsqu’il fait violemment irruption dans sa vie en février 2016. Cancer du sein du type le plus agressif, requérant un traitement immédiat.

 

Expansions

Mais ce traitement et les longues et pénibles procédures qui minent le corps n’occupent qu’une petite partie du nouveau livre de Ruth Schweikert. Ni la déprime des salles d’attente, ni la description détaillée de l’expérience de son propre corps ne reçoivent de la part de l’autrice l’espace qu’elles ont probablement occupé au cours des dernières années. A leur place, les souvenirs et les réflexions libérés par le choc du diagnostic prennent le devant de la scène, sans oublier les projets qu’il faut continuer et de s’assurer qu’on est encore en vie. Sur la page déjà, le texte oppose sa propre puissance créative à l’espace d’expansion du tissu malade, « prison des pensées ». Cela se manifeste notamment dans la discrétion éloquente et dans l’ouverture auto-fictionnelle croissante du texte, qui opposent à tout voyeurisme de confessionnal une voix narrative assurée.

 

Double nationalité

Cette puissance créative se manifeste avant tout par le renoncement apparent à la forme fermée d’un roman déjà mille foisécrit. SMS et courriels, à l’orthographe et au style bruts, sillonnent la surface du texte. On y lit beaucoup de crainte et d’empathie, mais aussi de nombreuses phrases en Je. Ce que la femme estimée, aimée et adorée par de nombreuses personnesne reproche jamais, car elle sait – grâce à Susan Sontag – que chaque être humain a une double nationalité: l’une pour le royaume des sains, l’autre pour celui des malades. Les lounges et les zones de transit entre ces deux royaumes sont des espaces rares, des coupes dures. Elle-même sait qu’aucune maladie, aucune mort ne nous frappe seulement par égard pour les autres, mais qu’à la place vient toujours se glisser la question angoissante du destin propre à chacun.e. Ce à quoi le livre de Ruth Schweikert nous invite: il crée malgré les circonstances assez d’espace pour le memento mori de chaque lecteur et lectrice.

 

Genre de mort

Les récits de vie et de morts de parents proches et de connaissances éphémères caractérisent le texte, renforçant toujours plus cette chambre d’écho. D’un côté il y a les nécrologies de ses propres parents, formulées avec empathie et beaucoup de concentration; ces nécrologies, on les retrouve déjà dans ses romans précédents, mais elles sont cette foisécrites de façon définitive,dans les moindres détails. De l’autre, il y a ce qui reste et qui désarçonne : les décès d’enfants, les récits sur le cancer écrits par des collègues, les mères mourantes au cinéma, la misère quotidienne du monde et cette incertitude angoissante : les souffrances individuelles sont-elles comparables? Et cette petite liberté littéraire, pourtant bien amère, qui permet de regarder le cancer des années 2010 depuis le futur du XXIIème siècle : comme une simple relique de musée qui avait encore inexplicablement fait des victimes au début du XXIème siècle. Pour la narratrice de ce livre sur le cancer – c’est ce que nous apprennent aussi ces épisodes – les omissions et les remords se situent tout au plus dans le futur, mais jamais dans un passé manqué pour lequel il faudrait encore faire amende honorable. La maladie non pas comme une facture mesquine, mais tout au plus comme une bonne occasion de faire un bilan intermédiaire, gracias a la vida.

 

Rien n’est pas gravé dans le marbre

En contrepoint il y a les naissances, les projets, les voyages, les amis. Beaucoup sont incertains, chancelants, et pourtant la devise du texte ne peut être que celle-ci : il faut continuer à écrire. Prose, pro prose, propulse en avant. Car « mouvement »est aussi l’un des mots clés. Pas pour aller quelque part, pour partir. Mais pour continuer le texte de la vie actuelle, porté par une « attention pour la fragilité, le hasard, l’insignifiant ; pour le bonheur inattendu ». Il n’a pas dû échapper à cette même attention qu’on ne trouve guère de phrases pour l’éternité dans ce livre. Mais qu’il y en a beaucoup sur la vie qui reste à vivre. Espérons donc, ainsi que ce livre silencieusement agité nous le laisse espérer, que le temps des phrases gravées dans le marbre se fasse encore attendre un moment. Un bon moment.

 

 

Traduction : Valentin Decoppet

 

 

Sur l’autrice

Ruth Schweikert, née en 1964 à Lörrach, vit actuellement à Zurich. Après une formation théâtrale en Allemagne, elle travaille comme chroniqueuse, scénariste, écrivaine de prose et dramaturge. Schweikert s’engage en faveur de causes féministes et de politique culturelle, et en 2015 elle est candidate au Conseil national sur la liste « Art + Politique ». Depuis 2015, elle enseigne à l’Institut littéraire suisse de Bienne. En tant qu’écrivaine, elle reçoit en 1994 un succès considérable pour son premier recueil de nouvelles « Erdnüsse. Totschlagen» (« La poupée fourrée », trad. Erika Scheidegger, Vevey, L’Aire, 2001). Pour son roman « Wie wir älter werden » (« Comme nous vieillissons », 2015), elle a reçu le Prix littéraire suisse et le Prix littéraire de Soleure.

 

Ruth Schweikert : Tage wie Hunde. 208 pages. Frankfurt a.M.: S. Fischer 2019, env. 30 francs.

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