Un vent de révolte sur Yverdon-les-Bains : Alain Damasio à la Maison d’Ailleurs

Lorsque nous nous remémorerons, dans quelques années, la journée du 14 juin 2019, c’est bien plus à la grève des femmes qu’à la venue d’Alain Damasio à Yverdon-les-Bains que nous penserons. Toutefois, il n’est pas mal à propos d’appréhender d’un même geste les deux événements : si le premier clame haut et fort la révolte dans les rues de Suisse, le second assied son rôle prépondérant dans l’une des œuvres majeures de la science-fiction contemporaine. Les Furtifs, dernier roman d’Alain Damasio, est paru en avril dernier à La Volte, une maison d’édition indépendante dont il est le co-créateur. L’auteur est un habitué d’Yverdon-les-Bains. En 2017, il collaborait notamment avec l’artiste Beb-Deum à l’élaboration de Mondiale™, le catalogue de l’exposition Corps-concept programmée à la Maison d’Ailleurs. Cette fois-ci, Alain Damasio est l’invité de marque d’une soirée « Cin&blabla ». Au programme : une conférence, un apéritif et la projection du film Strange Days de Kathryn Bigelow, suivie d’une discussion.

 

Il est 18h30 dans l’Espace Jules Verne, attenant à la Maison d’Ailleurs. C’est là que Marc Atallah ouvre le bal et pose sa première question à Alain Damasio, devant un vaste auditoire déjà suspendu à leurs lèvres. Une multitude d’ouvrages les entourent, qui ne représentent pourtant qu’un fragment de l’immense collection léguée en 1976 à la ville vaudoise par Pierre Versins, le fondateur du musée. La proximité du papier offre à l’assemblée un ancrage dans le présent, face à un flot ininterrompu – Damasio parle comme il écrit – de réflexions souvent dystopiques, mais toujours bien réelles, dont l’intérêt n’a d’égal que l’inquiétude qu’elles suscitent. Il y est question de technocapitalisme, dans lequel Marc Atallah voit (et Damasio confirme) un rapport toujours plus organique et sensuel à la technologie. On y parle également des intelligences artificielles et de la standardisation des comportements qu’elles entraînent, de contrôle et de surveillance, de ZAD et d’impact du numérique sur les rapports entre les individus d’une part, entre les individus et le monde d’autre part. Les références à Gilles Deleuze, l’un des principaux maîtres à penser de l’écrivain, ponctuent son discours. « Si je suis deleuzien, dit-il, c’est que j’éprouve une haine totale à l’égard de la répétition. » Il évoque alors la sédentarité d’un réseau « mobile » qui, s’il ne cesse de donner l’illusion du mouvement, n’offre rien d’autre qu’une reproduction du même en tout lieu et en tout temps.

Si la politique et les technologies sont au cœur du propos, la littérature n’est pas en reste. Marc Atallah évoque avec son invité la question du style, ce qui lui permet d’aborder frontalement son travail de création. « La syntaxe impose un rythme, fait couler une rivière. » Écrire, c’est faire de l’hydrodynamique. Damasio poursuit sur l’élaboration et la caractérisation de ses personnages, avant d’approfondir son rapport à la langue, aux sons qui la composent (qu’il appelle « sonances ») et à tous les sens qu’ils véhiculent : « J’écris par constellasons, par groupes de phonèmes. »

Le temps passe, la conférence touche à sa fin. « Si vous avez des questions ou des réactions, n’hésitez pas ! », lance Marc Atallah. De part et d’autre des mains se lèvent, dont la mienne. Seuls deux spectateurs auront l’occasion de prendre la parole ; je n’en fais pas partie. Qu’à cela ne tienne, place à l’apéritif.

–          Vous avez de la chance, en Suisse ! Chez nous, c’est tout au plus quelques cacahuètes et quelques chips…

Je saisis l’occasion pour me rapprocher de Damasio :

–          Rassurez-vous, tous nos apéros ne ressemblent pas à celui-ci. Les chips et les cacahuètes, on connaît bien aussi.

J’en profite pour lui poser ma question. Dans Les Furtifs notamment, Damasio accorde une grande importance à la typographie et fait ainsi figure d’exception dans le genre du roman et, plus généralement, de la prose narrative.

–          Qu’est-ce que les jeux typographiques apportent de plus à vos textes par rapport à une mise en forme traditionnelle ?

–          La possibilité d’aller plus loin que le texte, de dire autrement et de dire davantage.

L’explication que me donne Damasio est on ne peut plus claire : au sens premier des mots se surimprime une signification visuelle, qui tantôt caractérise un personnage et sa façon de s’exprimer, tantôt transmet une émotion plus forte que par le langage, car plus directement « sensible ».

 

Alors que les plus affamés des spectateurs se chargent d’engloutir les derniers vestiges de l’apéritif, Alain Damasio et Marc Atallah reprennent la parole pour annoncer la suite de la soirée. À sa sortie en 1995, Strange Days a connu un cuisant échec commercial. Pourtant le film de Kathryn Bigelow, seule femme à avoir remporté l’Oscar de la meilleure réalisatrice en 2010 pour Démineurs, a profondément marqué Damasio et continue encore de l’influencer dans son travail. Les points communs entre l’un et l’autre se multiplient lorsqu’il commence à en esquisser l’intrigue. Dans le Los Angeles de la fin des années 90, une technologie appelée SQUID permet à quiconque équipé de l’appareil adéquat de se propulser dans le corps d’un autre être humain et de voir tout ce qu’il voit, de ressentir tout ce qu’il ressent en temps réel.

Damasio n’en dit pas beaucoup plus, souhaite une bonne projection à l’assemblée et s’installe parmi les spectateurs. Il ne se relèvera que 2h30 plus tard, au terme d’un film au rythme effréné, sans aucun temps mort, comme on n’oserait plus en faire en 2019. Fatigant mais prenant, long mais admirablement mis en scène. La discussion commence et les avis divergent. D’un côté, on critique la façon dont le film présente les tensions raciales et les affrontements urbains, à peine trois ans après les émeutes de 1992. De l’autre, on défend ses qualités proprement esthétiques et narratives. Les accords des uns et les désaccords des autres finissent d’épuiser les quelques spectateurs encore présents. Marc Atallah prend alors une dernière fois la parole, remercie Damasio pour sa présence et clôture la soirée : « Je vous rappelle qu’Alain dédicacera ses livres demain matin et qu’il donnera un atelier d’écriture dans l’après-midi. Mais si vous n’avez pas réservé, ne venez pas, c’est complet ! ».

 

Car Alain Damasio est l’un des écrivains les plus importants de la science-fiction contemporaine, à l’origine d’une œuvre riche et plurielle. En quelques heures, au cœur de la Maison d’Ailleurs, il est parvenu avec brio à exposer toute la complexité de ses réflexions politiques, technologiques, stylistiques et linguistiques, au fil d’une rencontre parfaitement menée par Marc Atallah, le maître des lieux.

 

Valentin Kolly

 

La révolte de l’inertie : entretien avec l’auteur

 

Alain Damasio a toutes les qualités d’un homme simple : lorsque sans apparat ni flegme institutionnel il s’assoit sur la chaise de bureau qui l’accueillera pour cette matinée de rencontre avec son public, on soupçonne à peine l’immense agilité d’esprit qui le caractérise. Pourtant, à l’entendre rire et échanger avec les quelques jeunes informés de sa venue, se déploie la certitude que l’homme Damasio est à l’image de son œuvre : une boule de vif qui métabolise le vivant, le compacte, et le restitue dans la beauté de sa constante différence. Faire autre pourrait être la formule-clef d’une œuvre qui renouvelle les canons formels du genre. Entre La Horde du contrevent et Les Furtifs, plus de dix ans se sont écoulés. Une dizaine d’années à élargir son horizon d’auteur (écriture de nouvelles, créations radiophoniques et vidéoludiques), mais aussi de « sédimentation » de ses expériences et lectures – Deleuze surtout dont la pensée irrigue l’architecture d’un livre dont on sent la sève longtemps mûrie.

 

La parole du vivant

Le travail typographique teinte le livre d’un espace visuel qui fait la singularité de l’auteur dans le champ littéraire. Poursuivant son travail de dynamisation de la forme déjà entrepris par les signes distinctifs des personnages de La horde du contrevent, mais aussi par la mise en musique des textes par Yan Péchin, Damasio ajoute, supprime ou déplace tous les mobilesde la langue écrite (points, parenthèses et signes diacritiques) jusqu’à dénuder entièrement la langue pour ne conserver que l’essentiel typographique sur la page. Ces passages sont, de son propre aveu, « les plus exigeants à écrire ». L’auteur se prive ainsi de toute son ampleur verbale et sémantique pour se tenir droit dans cette frontière du langage, déplacée avec aisance vers la fluidité du souffle, tant et si bien que l’œil se laisse emporter avec enthousiasme dans les coudes du vent et des virgules.

Cette frontière poreuse, Damasio la travaille de ses innombrables néologismes, qu’il veut les plus transparents possibles – « crédibles » nous dit-il « avec l’univers déployé ». Dans un univers gorgé de langage, sa propre créativité le libère d’utiliser des mots complexes, terminologiques, repoussants au premier abord, comme hapax ou ductile, dont on suppose qu’en dehors des petites écuries de la littérature, personne ne devrait connaître le sens. Pourtant, à jouer ainsi avec la langue, l’auteur nous instruit de sa haute science sans jamais paraître prétentieux. Mieux encore, en propulsant une langue multiple de haute voltige, il évite l’écueil des romans polyphoniques : la cohue verbale. Chaque personnage, défini par sa singularité typographique, contient son propre langage, tantôt du côté de la précision du sociologue, tantôt verve francophile d’un militaire argentin déclassé. La richesse du discours n’a d’égale que l’ampleur des réflexions abordées.

 

Les flancs politiques d’un bijou narratif

Cette forme en mouvement est la coquille délicate d’une intense réflexion ontologique et politique, emmenée par un quintette de personnages dont l’histoire se croise dans la lutte contre l’oppression faussement bienveillante des machines et du techno-capitalisme. Contrairement à beaucoup d’autres, Damasio ne se fait pas apôtre du transhumanisme, bien au contraire. Il valorise ici « l’alliage incandescent » (le bon mot est de son ami philosophe Baptiste Morizot) entre l’Homme et la Nature, un couplage au vivant, pour faire tendre la philosophie du futur et la science-fiction comme genre vers le bio-mimétisme– dont les premiers jalons sont ici largement posés. Le Bio-mimétisme propose de scruter la nature, de s’en inspirer, pour répondre aux défis techniques de notre époque. Ici, une fusion s’opère, les frontières humains / faune / flore s’effacent pour laisser place à la synthèse active du vivant en Tishka, la fille disparue du personnage principal, Lorca Varèse.

Dans sa dimension politique, le livre revêt les espoirs d’une utopie du possible, en proposant des alternatives crédibles au « techno-cocon », comme autant de désobéissances civiles dans un monde où les entreprises privées règnent en maître après la faillite d’un Etat où chaque citoyen est bagué, tracé, marqué dans sa chair de proie du confort mondialisé. Les criminels voient leur peine réduite s’ils acceptent de se transformer pour une durée variable en vendiants, errants dans les rues avec l’espoir d’accaparer quelques secondes d’attention au citoyen et ainsi vendre son produit bon marché. Les « low-techs » non tracés sont des dangers en puissance pour la société de la transparence bien-pensante et plus particulièrement les proferrants dont les cours clandestins à destination des gamins des rues sont condamnés pour « exercice illégal de l’enseignement en vertu du code de la concurrence ». Chaque bout du territoire est jeté en pâture à la folie légale du profit. Pour reprendre l’espace public dont ils sont dépossédés, de nombreux collectifs sont créés, dont le plus mémorable est sans doute la Celeste qui fait des toits de la ville une zone de mouvement, de liberté, de non-droit. Une résistance organique, humaine, ingouvernable, et surtout joyeuse, dont on sent bien la proximité avec les Zones A Défendre qui essaiment en Europe et dans le monde. Damasio nous glisse là que son voyage à Notre-Dame-des-Landes l’aura beaucoup marqué. Il s’agit pour lui, comme pour le lecteur, de saisir l’intensité qui circule parmi nous, faire corps avec l’énergie du changement permanent, et accepter que ce qui est politique doit rester fluide, changer, s’écarter des normes astringentes au profit du vaste territoire de l’inconnu, profitable par puissance de densité. Un livre, une œuvre, une pensée, incontournables.

 

Raphaël Oriol

 

 

Prolonger le plaisir ? 

Alain Damasio, Les Furtifs, édition La Volte, 2019

Alain Damasio, La Horde du contrevent, édition La Volte, 2004

Alain Damasio, Aucun souvenir assez solide, édition La Volte, 2012

 

Crédits photographiques :

« Alain Damasio, 2014 », Adrien Barbier, CC-by-SA 3.0

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