Fascination Brainfuck

Épuisé en douze jours après avoir déclenché une avalanche de critiques littéraires : GRM Brainfuck a frappé fort. Ce roman sait captiver ses lecteurs, malgré le malaise qui s’installe à la lecture.

Sibylle Berg, née en 1968 à Weimar (RDA), vit aujourd’hui entre Zurich et Tel Aviv. Après une formation de marionnettiste, elle s’enfuit en Allemagne de l’Ouest et étudie l’océanographie et les sciences politiques à Hambourg. À la même époque, Berg commence à écrire ; elle a depuis produit un grand nombre de chroniques, de reportages, de romans, de drames et de pièces radiophoniques. Elle publie son premier roman en 1997 avec Chercher le bonheur et crever de rire (traduit par Maryvonne Litaize et Yasmin Hoffmann aux Éditions Jacqueline Chambon), et reçoit par la suite de nombreux prix renommés pour sa production littéraire intense (entre autres le Prix des dramaturges Else Lasker-Schüler et le Prix littéraire de Cassel pour l’humour grotesque). GRM Brainfuck est le quatorzième texte en prose de Sibylle Berg.

 

Le dernier roman de Sibylle Berg, GRM : Brainfuck, est un tour de force de 640 pages qui démonte toute perspective utopique sur le progrès social et technique. Baignant dans la violence, la dépression et un désespoir presque total, le texte offre une perspective profondément dystopique sur le présent et l’avenir : le mode de narration et la structure interférant de plus en plus avec l’intrigue véritable, ils empêchent ainsi toute tentative de tirer un bilan facile à accepter.

Mais pourquoi donc le grime ? Ou pour poser la question autrement : que peut donc apporter ce style musical principalement conçu, produit et écouté en Grande-Bretagne à un roman dystopique en allemand ? Il y a d’une part l’utilisation relativement simple du grime comme motif narratif récurrent : la musique comme échappatoire au quotidien, comme porteuse d’espoir. Don, Hannah, Peter et Karen, les protagonistes principaux, se réfugient à plusieurs reprises dans leurs vidéoclips préférés quand leur vie infernale montre une fois de plus son visage monstrueux. Et c’est souvent le cas : même dans la petite ville anglaise de Rochdale, le triste quotidien des enfants est principalement constitué de violence et de désespoir, chaque issue de secours potentielle se révèle n’être finalement qu’un nouveau supplice. Fuite vers la grande ville de Londres, distraction apportée par un grime déjà complètement commercialisé : tous les moyens sont bons pour que le texte écrase encore plus tout espoir utopique de salut. Éternels outsiders, les jeunes observent la société britannique sombrer dans le populisme, la surveillance totale et une déchéance sociale implacable. Les chansons et les vidéos sont vides de sens, et les artistes tout aussi cyniques et brutaux que le reste du monde. Quand Don suggère de détendre l’atmosphère en rappant leurs chansons préférées, les protagonistes sont confrontés à un échec tout aussi lamentable que leur vaine tentative de maintenir ensemble leur petit groupe de quatre amis, devenu leur famille de substitution.

Jusque-là c’est déprimant. En y regardant de plus près, on découvre cependant un second parallèle, plus important, entre le grime et GRM, parallèle qui occupe un rôle secondaire par rapport à l’intrigue et aux personnages. Le style et la narration du roman sont travaillés de manière analogue à la façon dont le grime se présente comme style musical : hargneux, haché, nerveux et surtout extrêmement rapide. C’est ainsi que des phrases sont parfois coupées en plein milieu pour être poursuivies du point de vue d’un autre personnage, certaines intrigues sont brusquement mises de côté et les chapitres, souvent déjà très brefs, ne vont parfois même pas jusqu’à leur terme. Combiné à l’inventaire de nombreux personnages, on voit ainsi naître une constellation narrative qui devrait rendre GRM extrêmement dur d’accès pour les lecteurs. Cette impression ne se manifeste cependant jamais pendant la lecture, au contraire : la tension reste constante, tout comme la distance entre voix narrative et personnages qui renforce la fascination morbide provoquée par ces cascades de brutalité et de cynisme. Le texte développe ainsi une dynamique narrative qui rappelle non seulement une chanson de grime par son tempo, mais surtout par sa langue qui parvient à rendre palpables l’isolement croissant et le désespoir des personnages.

La plus grande force de GRM réside dans cette imbrication de l’intrigue et du récit.  La prose impitoyable de Berg développe sans compromis une vie propre et donne au texte une immédiateté qui empêche les lecteurs de prendre leurs distances par rapport à ce qui est narré, restituant ainsi la vie affective des personnages d’une façon drastiquement perceptible. C’est de cette manière que GRM réussit à déployer une fascination qui lui est propre, même si l’amertume qui surgit inévitablement pendant la lecture est parfois difficile à supporter.

 

Lukas Villiger

[Traduit de l’allemand par Valentin Decoppet]

 

Sibylle Berg : GRM. Brainfuck, 640 pages. Köln : Kiepenheuer & Witsch 2019, env. 27 francs.

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