« À nous la liberté ! » : un trilemme posé par Alexandre Jollien, Matthieu Ricard et Christophe André

Et vous, lequel choisirez-vous ?

 

Salamèche, Bulbizarre ou Carapuce ? Tel était le choix, cornélien au possible, auquel TOUS les enfants de ma génération étaient soumis ! Eh oui, au début du jeu, il fallait choisir l’UN de ces trois Pokémon, en sachant pertinemment que les deux autres ne pourraient plus jamais être rencontrés dans la même cartouche, à moins de recommencer une nouvelle partie et d’effacer ainsi des mois d’aventures ! Et c’est un choix analogue auquel sont toujours confrontés les gamins d’aujourd’hui, Satoshi Tajiri – l’inventeur des Pokémon – ayant imaginé un trio comparable, mais différent, dans chacune des huit générations de ces petits monstres, que les mômes attrapent depuis près d’un quart de siècle.

Or c’est un trilemme semblable que proposent Alexandre Jollien, Matthieu Ricard et Christophe André dans leur dernier ouvrage collectif, À nous la liberté ! Si l’on ne présente plus les deux premiers – Alexandre Jollien étant assurément le philosophe et écrivain suisse le plus connu de ces dernières décennies, en Suisse romande comme en France, et Matthieu Ricard, le célèbre interprète officiel du Dalaï-Lama dans le monde francophone –, on précisera que le troisième compère, Christophe André, est un médecin psychiatre d’origine française, et qu’il est l’auteur de nombreux ouvrages, tout comme ses deux amis. Ensemble, les trois hommes avaient déjà écrit, à six mains, Trois amis en quête de sagesse (L’Iconoclaste et Allary Éditions, 2016). C’est à présent un deuxième opus qu’ils nous livrent là – véritable pavé de près de 600 pages –, ouvrage qui, à l’origine, ne devait même pas voir le jour. Alors pourquoi, quoi, comment ? Les trois convives s’étaient réunis dans un « chalet en bois niché au cœur des Alpes » dans le seul but de prendre du bon temps entre amis. Mais voilà que les discussions se sont enchaînées et que Matthieu Ricard n’a pas résisté à la tentation de les enregistrer, juste au cas où. Ce qui, naturellement, a eu pour résultat le volume que je tiens aujourd’hui dans les mains !

Mais quel est donc ce trilemme dont j’ai parlé plus haut ? Alexandre Jollien l’introduit en ces mots, au début de l’ouvrage :

Adolescent, j’étais tombé sur une émission télévisée. Un philosophe professionnel était soumis à la question. Sommé de répondre, il hésitait. Qu’est-ce qui était premier : la liberté, le bonheur ou la sagesse ? Fallait-il donc choisir ? Mettre une coche devant sa préférence ? Établir une hiérarchie là où il n’y a pas d’options ? À l’époque, je voulais tout : sagesse, bonheur, liberté.

Et vous, que choisiriez-vous ? La liberté, le bonheur ou la sagesse ? en sachant que vous perdriez les deux autres, bien évidemment. Comme l’explique Alexandre Jollien, chacune de ces trois options ne semble pas pouvoir exister sans une once des deux autres. Mais tout de même : que choisiriez-vous ?

Comme le suggère le titre du livre, celui-ci est un ensemble de propos tenus sur la liberté. Mais ne vous laissez pas tromper par la table des matières, qui se donne des airs de manuel de philo, de religion et de psycho – sommaire listant l’acrasie, la dépendance, la peur, l’écologie des liens, etc. Car non, il s’agit bien de discussions, à l’origine, et les trois amis se sont efforcés d’en garder une forme proche, chacun d’entre eux intervenant sur un paragraphe ou deux, pour ne jamais dépasser une page et demie. La lecture en est très vive, dynamique, et joyeuse ; en un mot : pétillante !

Cependant, puisqu’il s’agit de dialogues entre amis, et non d’une thèse de doctorat, quelques réponses sont parfois attendues, ou constituent des lieux communs manquant d’originalité – mais je dois avouer que je dispose d’un master en philosophie et que ce n’est de loin pas la première fois que je lis Alexandre Jollien, ce qui biaise assurément ma lecture, en me donnant parfois cette impression de « déjà lu ». Non, ce qui me chagrine un tout petit peu, c’est la longueur de l’ouvrage. La philo, la psycho, la spiritualité – on ne va pas se mentir – ne sont pas toujours des thématiques hyper-sexy, dans notre société actuelle. Alors, pour les rendre plus attrayantes, les trois auteurs auraient peut-être pu élaguer, condenser, synthétiser leurs propos. Ce qui, par la même occasion, aurait permis de garder des réflexions captivantes, profondes, et possédant tout à la fois cette spontanéité de l’oral, tout en débarrassant le texte de ses lieux communs. Ce à quoi nous avait pourtant habitué-e-s Alexandre Jollien, notamment dans son Petit traité de l’abandon (Éditions du Seuil, 2012), pulpe de vie, bonheur tout orange et éclatant ! Ah, quelle joie de lire et de mettre en pratique ce concentré de réflexions truculentes pour se sentir bien au quotidien, et tenant en un peu moins de 120 pages !

Stop ! Ne partez pas ; revenez ! C’était bien là l’une des seules remarques négatives que je pouvais formuler à l’égard d’À nous la liberté ! Les trois auteurs demeurent fascinants du milieu à la fin en passant par le début et ce qu’il y a entre deux, citant tous trois des anecdotes croustillantes, tirées de leur vie personnelle, de la philo antique ou moderne, asiatique ou occidentale, de la télé aussi. Ils exposent ainsi toutes les questions liées de près ou de loin à celle de la liberté, comme ce grand point d’interrogation qu’est la mort. En voici un petit extrait :

CHRISTOPHE : Dans certaines cultures, orientales notamment, quand on parle de mort, on met en avant un autre inverse : la naissance. Au lieu de percevoir la mort comme l’opposé de la vie, on l’appréhende comme l’opposé de la naissance, ou ce qui répond à la naissance. Un premier bénéfice de cette vision est de nous amener à percevoir la mort comme un passage et non comme un état. Même si on ne sait pas clairement vers quoi conduit ce passage…

MATTHIEU : Un jour, une villageoise qui venait de perdre son enfant vint trouver le Bouddha et lui dit, désespérée : « Vous êtes l’Éveillé, s’il vous plaît, ramenez mon enfant à la vie ! » Après l’avoir accueillie avec bonté, le Bouddha lui dit : « Pour ce faire, j’ai besoin de cendres et de graines de moutarde provenant d’un foyer du village où personne n’est mort. » La femme alla de maison en maison, puis revint le soir vers le Bouddha en lui disant : « J’ai compris que personne n’échappe à la mort et qu’elle fait partie de la vie. »

ALEXANDRE : Le défi, c’est d’oser une joyeuse lucidité apte à nous réjouir le cœur et à nous faire aimer cette vie éphémère et fragile […] À ceux qui réclamaient à Augustin des prodiges, des signes, le saint rappelait que le vrai miracle se trouvait dans le quotidien : se lever le matin, ouvrir les yeux sur un monde extraordinaire, être pris dans cette immense humanité…

Et ce livre n’est pas un jus de pomme comme les autres, Mesdames et Messieurs ; c’est un véritable Apfelschorle gorgé de bulles, qui vous titillent le palais ! Car, ce que ne dit pas le sommaire – décidément bien cachotier –, c’est que l’ouvrage comporte de multiples « boîtes à outils », comme celle permettant de faire « face à la dépendance », celle « de la méditation » ou encore celle « pour se transformer et transformer le monde ». Le prologue anonyme – implicitement signé des six mains et des trente doigts – invite d’ailleurs « à approfondir, à creuser, à bâtir un art de vivre, à façonner des outils », autrement dit à s’appuyer sur des paroles fleuries, pour ensuite les mettre en pratique et s’épanouir soi-même. La philo, la religion, la psycho, ce sont avant tout des pratiques. Plus sexy que prévu, n’est-ce pas ?

Enfin, pour terminer sur une note plus personnelle, je dois dire que j’ai été enchanté d’entendre pour la première fois la plume de Christophe André, pure découverte ! Et le mélange des voix et des écritures avec ses deux amis, que j’apprécie déjà de longue date, fonctionne d’enfer… d’éden ? enfin, de ce que vous voudrez. Je souligne encore le superbe travail d’édition, de mise en page, avec ses quelques photographies des auteurs en noir et blanc, ses citations géantes sur certaines pages, ses paragraphes aérés et ses titres ornés tout en légèreté. 600 pages, certes, mais au travers desquelles on respire en paix, sans froncement de sourcils ni loupe démesurée ; une police d’écriture qui plaît à tout le monde, et non seulement aux animalcules de bibliothèque !

 

Éric Bonvin

 

À déguster cet été ou au début de l’automne, avec un parasol dans un verre de Schorle : Christophe André, Alexandre Jollien, Matthieu Ricard, À nous la liberté !, Paris, L’Iconoclaste et Allary Éditions, 2019, 592 pages, 37,20 CHF (22,90 €).

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