Charles Racine, vingt-cinq ans après sa mort, figure toujours au panthéon des poètes morts en silence. « Impubliable » pour les uns, « au côté de Baudelaire » pour les autres, son œuvre et sa personnalité se dérobent autant que le fugitif qu’il fût au tableau des « grands » du second vingtième siècle. Dans le Paris des années soixante à quatre-vingt, Paul Celan était son ami, Jacques Dupin son relai, Martine Broda sa porte-voix. Gaëtan Picon l’a accueilli au Mercure de France, tandis que Claude Esteban lui disputait la publication de ses poèmes. Michel Deguy disposera de quelques inédits pour le premier numéro de sa revue Po&sie. Claude Royet-Journoud lui a offert sa casquette et il ramena d’une expédition avec Jean Daive un pot d’échappement, stocké sans gêne dans une chambre d’hôtel louée au Molière, hôtel du cœur de Saint-Germain, celui du spectacle, de la littérature et des bourgeois. A Zurich où il vivait, la Bodega, la galerie Maeght et le Cabaret Voltaire sont devenus le triangle géographique autour duquel il gravitait, avare d’un verre et d’une discussion dans laquelle il n’était pas rare qu’il s’emporte. Il fut ramené plus d’une fois par les veilleurs de nuit Froschaugasse 20, appartement sombre et recouvert de poèmes du sol au plafond. Sa vie d’artiste au travail, celle d’un homme sans concession, tout entier tourné vers cette œuvre qu’il appelait son « chantier de lettres », lui vaudra la reconnaissance de ce canton, de celui de Berne et de Pro Helvetia. Georges Poulet et Jean Starobinski ont œuvré en sous-main à la réception de son œuvre « de grande valeur », sans jamais pourtant réussir à « assurer la sécurité matérielle » du poète.
Cette œuvre unanimement reconnue comme celle d’une voix vive et dont les traces ont maintenant été établies par un effort éditorial considérable n’a suscité jusqu’à présent qu’un timide élan critique, élan dans lequel s’inscrit la parution du volume Lichtbruch / Bris de lumière. Comment expliquer la disparition littéraire de l’un de ceux qui aurait pu être, pour reprendre le mot de Martine Broda, « le plus grand poète contemporain de France » ? Sa personnalité réfractaire à la dynamique institutionnelle de la littérature, sa posture de solitude sacrificielle, de poète en quête d’un absolu, comme la teneur de son œuvre, labyrinthe en champ d’échos, peuvent expliquer le silence de la critique.
L’obsession orphique de Charles Racine pour la poétique, le sujet et la possibilité du dire inscrivent son travail dans le renouveau lyrique contemporain. La rupture consommée par les guerres avec la civilisation de l’Aufklärung fait traverser au langage, et plus généralement aux régimes de représentation, une crise sans égal, une « ère du soupçon » dont chaque écrivain devra, en solitaire, assumer les conséquences. Redoublée par la position d’effraction dans laquelle il place le regard de son lecteur, l’intensité frontale de l’épiphanie de sa voix fait de lui l’un des poètes privilégiés de la conscience fragmentée du monde contemporain, témoin actif de cette période où la poésie se cherche, comme disait Paul Celan, « des chants à chanter au-delà des hommes ».
Le volume paru cet hiver aux éditions Limmat Verlag prétend faire entendre à nouveau du poète son « néfaste concert ». Il contient un ensemble dont la constitution par son traducteur et ami, F.P. Ingold, reflète la diversité des chemins empruntés par la voix du poète jurassien. Issus tant du seul recueil paru de son vivant[1], que de ses parutions en revue et plus tard de ses œuvres complètes, les poèmes proposent un parcours dans une « forêt de lettres » où le lecteur trouvera, non sans errance, la clarté qu’il recherche. L’amitié entre les deux hommes aura sans doute influencé cette traduction précise et claire dans l’épreuve des néologismes fréquents dont Racine se servait pour éloigner un peu plus le langage de ses habitudes amoindrissantes.
Les éditions Limmat ont veillé à proposer une œuvre accessible à ceux qui ne connaîtraient pas encore Charles Racine. Effort louable pour une œuvre qui ne tend pas la main à ses lecteurs. Toutefois, nous pourrions regretter que ce geste ait amené une double disparition, non sans importance. À la frontière de ce que d’autres ont appelé l’écripeinture, Racine avait pour habitude de composer sur de grandes feuilles blanches accrochées aux murs, comme pour mieux donner aux vers l’espace à travers lequel ils semblaient s’exprimer. Cette dimension graphique est consubstantielle à son œuvre, de la sorte qu’en plus de procéder à des éclatements des strophes et des vers sur la page, sa langue fut régénérée de multiples éléments graphiques (signes mathématiques, lignes de points, traits, etc.) dont aucun des poèmes ici présentés ne sont pourvus. Une disparition problématique mais laissant libres les lecteurs volontaires d’aller puiser à la source de ses œuvres complètes. Par ailleurs, Racine avait pour habitude d’inscrire sous tous ses poèmes une date, ou plusieurs, afin d’indiquer la couture entre l’instant, le poète et la page.
Séjour clair
les miroirs blasés du ciel
disputent les blanches vanités aux naturels
d’Outre Pont, se satisfont le teint lavé
et assagis, moqueurs que l’on sache, réfugiés
dans leur inconnu de rouille où ils ont caché leurs yeux
Où, es-tu Radon ? Dis-tu poussière qui est là,
autre paille qui n’est plus dans la main,
champs de blé frelatés ?
Où, es-tu Radon ? Et le pain que tu disais
pour l’Autre jour ?
1953
Maintenant où et Radon franchissent
la ponctuation se rejoignent
1963
Loin d’être un élément périphérique, ou une indication personnelle, ces dates véhiculent au lecteur l’acharnement du poète à se constituer, années après années, un corps poétique. Elles ont d’ailleurs été publiées dans le recueil paru en 1975. Leur absence dans Lichtbruch / Bris de lumière atténue cette dimension d’un texte tressé, constitué par le retour permanent du poète dans le corps de son œuvre. Une notice justifiant leur absence propose de réaliser à posteriori le projet de Racine d’aboutir à un « temps unique », sans dates. Or le poète indique lui-même[2] dans une interview sur France Culture en 1976 n’avoir jamais pu s’y résoudre. L’audace de l’hommage éditorial est un parti pris dont il fut bien venu d’en informer les lecteurs, maintenant bien conscients d’entrer, au seuil de l’œuvre et de l’homme, dans une traduction.
Lichtbruch / Bris de lumière, trad. F.P. Ingold, Zürich, Limmat Verlag, 2019
Photographie : Charles Racine © Jean-Pierre Scialom
[1] Le Sujet est la clairière de son corps, Paris, Maeght, 1975
[2] Interview France Culture de Charles Racine par Jean Daive, cit. in Racine, C. (2017) : Poésie ne peut finir, Montpellier, Grèges, p. 17 : « […] en 1972 j’ai tenté le diable. C’est-à-dire (…) obtenir un ensemble poétique (…) privé de dates, c’est-à-dire témoignant d’un temps unique, d’un temps monochrome, d’une monochronie. Et alors, je m’y suis fait beaucoup de mal et j’ai dû y renoncer. Et je me suis aperçu qu’il fallait mettre (…) ces bornes, y inscrire une date. Désespoir. »
Pour aller plus loin :
Racine, C. (1964) : Buffet d’orgue, Zürich, Hürlimann
Racine, C. (1975) : Le sujet est la clairière de son corps, Paris, Maeght, coll. Argile
Racine, C. (1998) : Ciel Étonné, Paris, Fourbis
Racine, C. (2001) : Ciel Étonné / Stupore Celeste, trad. G. Isella, Lugano, G. Casagrande
Racine, C. (2013) : Légende Posthume, Montpellier, Grèges
Racine, C. (2015) : Y-a-t-il lieu d’écrire, Montpellier, Grèges
Racine, C. (2017) : Poésie ne peut finir, Montpellier, Grèges