Huis clos sur les eaux glacées du Groenland

« Je m’écarte quand ils se rapprochent. Quand on se frôle, je suis prise de frissons. Je ne comprends pas. Notre solitude se creuse de plus en plus. Je n’ose plus être touchée. J’écris pour me tenir compagnie. »

 

Avec Neiges intérieures, Anne-Sophie Subilia signe un roman d’une beauté singulière. Quatre cahiers abritent pensées et observations d’une narratrice naviguant sur les eaux glacées du Groenland en petit comité. En mission avec trois autres architectes paysagistes, elle doit s’imprégner de la nature sauvage du cercle polaire arctique en vue de l’éventuelle élaboration d’une cité alpine. Un capitaine et son second guident le groupe dans leur exploration.

Au fil des pages, le stylo de la narratrice raconte, creuse et décortique. Il y a la vie à bord de l’Artémis, les expéditions sur la terre ferme et surtout la complexité des rapports entre les voyageurs. Confinés dans l’espace restreint du voilier, ces derniers n’ont que peu d’opportunités pour échapper aux autres mais aussi à eux-mêmes. Quatre hommes, deux femmes. Des rapports de domination s’établissent, des alliances se font et se défont à mesure que les jours passent. Les petites mesquineries du quotidien rongent rapidement la fragilité de certaines solidarités. Mais les échappées sur le territoire bordant la mer de Baffin aident à rétablir une balance et redistribuent les cartes des ententes avant un nouveau retour à bord du voilier.

Sur la terre ferme, la narratrice court. Les foulées lui permettent d’évacuer les affres de l’enfermement. « Si je reste immobile, il se peut que je me retrouve ensevelie sous tout ce qui provient des autres. » Le mouvement de son stylo sur le papier lui procure également un soulagement. La course à pied donne la possibilité d’éprouver l’espace qui lui fait défaut au quotidien, tandis que, grâce à l’écriture, elle réussit à maintenir un peu de stabilité intérieure. « Si je lâchais ce stylo, ma cervelle plongerait en eaux profondes avec les tourmentes et les tourbillons. »

Comme pour ses précédents romans, Anne-Sophie Subilia puise à la source de ses propres voyages. Avant d’écrire cette traversée dans les fjords du Groenland, l’écrivaine a elle-même effectué une résidence artistique à bord d’un bateau au Pôle Nord. Mais Neiges intérieures n’est pas la simple retranscription de ses propres carnets de voyage, étape importante qui nourrit son écriture. Elle part à la recherche d’une voix de fiction à même de pouvoir porter le récit. Dans un superbe entretien avec Marlène Métrailler lors de l’émission radiophonique Caractères sur la RTS, elle rapporte avoir « cherché un moment […] pour savoir qui parlerait et qui dirait certaines choses. »

La force de Neiges intérieures ne réside pas seulement dans la description évocatrice des paysages ou encore la construction astucieuse du récit. C’est surtout l’entêtante authenticité de la voix de sa narratrice et de l’expérience relatée qui lui confère sa puissance. Dès les premières entrées du cahier numéro un, une immersion totale dans le décors et l’ambiance s’opère. Nous ne sommes plus confortablement installé.e.s dans notre salon, livre à la main, un café refroidissant dans l’autre. Écoutant la narratrice, nous faisons réellement face à la rude immensité du décor et expérimentons les tensions, un retour à l’animalité, les rapports à bord du voilier.

 

« Devant moi, des montagnes brunes, carrées, pareilles à d’immenses peaux tendues sur des lignes horizontales. Leur ombre les plisse. Derrière, une fine visière blanchâtre bordée de gris mauve : les neiges intérieures. »

 

SUBILIA, Anne-Sophie, Neiges intérieures, Genève, Zoé, 2020, 146 pages, 24 CHF.

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