Conducteur fantôme au bout de la nuit

Dans Von schlechten Eltern (« De mauvais parents »), Tom Kummer nous emporte à toute allure dans un voyage à travers la nuit. Ce que l’aube dévoile nous donne envie d’en lire davantage.

 

C’est par un changement de lieu et de lumière que l’on passe de Nina und Tom (« Nina et Tom »), une autofiction parue en 2017, à Von schlechten Eltern, le dernier roman de Tom Kummer qui a reçu un accueil enthousiaste des critiques littéraires. Après la lumière étincelante du soleil californien, Kummer se tourne maintenant vers une Suisse nocturne – un espace qui brouille les frontières entre réalité et imagination, souvenirs et présent, vie et mort. « La nuit nous libérait des lois de la réalité. Tout était possible »[1] écrit Kummer à propos de la vie avec sa femme Nina. Son nouveau roman, Von schlechten Eltern, revient aussi sur le décès de Nina, mais Kummer réussit à transcender cette expérience individuelle en créant une scène nocturne qui fait traverser et ressentir non seulement ce deuil, mais aussi la Suisse dans tout ce qu’ils ont d’inquiétant.

 

Une prose bourdonnante

Une traversée, car Tom Kummer, narrateur du roman à la première personne (l’auteur du même nom aime à fusionner auteur et protagoniste avec un simple « je » dans ses interviews), qui de jour s’occupe de son fils à Berne, conduit de nuit l’élite nord- et ouest-africaine. Taciturne, il leur offre un service de transport luxueux à travers une Suisse sombre. Le bruit étouffé de sa Mercedes S 560 avec intérieur en cuir imprègne le son de ce texte ; il pénètre les phrases et révèle ainsi un style narratif plutôt traditionnel, qui porte peu de traces de la crudité tumultueuse chère à la pop culture et des procédés littéraires qu’on connaît des textes antérieurs de Kummer. Si un certain rythme apparaît dans les dialogues – car les dialogues sont le violon d’Ingres de Kummer, on se souvient des interviews inventées avec Sharon Stone ou Charles Bronson – le récit fortement paratactique sonne par endroits monotone. Toujours est-il que les courtes phrases dont il est constitué et leur bourdonnement se compriment au cours du roman en une atmosphère agréablement lugubre.

 

La vengeance d’un beau cadavre

Si ces phrases uniformes ne nous laissent pas indifférent-e-s, c’est en raison de la formidable description du décor nocturne. Ce dernier révèle un caractère inquiétant auquel nous nous voyons impitoyablement livré-e-s, car il devient vite évident que ce texte est une affliction. En effet, parmi les passagers se trouve également Nina, la femme décédée de Tom qui revient du royaume des morts sous forme de fantôme fluorescent. Elle apparaît non pas comme une lumineuse créature céleste, mais, dans un terrifiant renversement du topos de la belle morte, comme une vengeresse qui veut tantôt étouffer sa victime tourmentée tel un ange exterminateur, tantôt l’emporter dans les profondeurs tel un calmar géant. Ainsi, elle se venge notamment aussi de nous, témoins voyeuristes de sa mort dans Nina und Tom, un texte qui avait choisi la défunte comme toile de fond d’une intrication lascive de mort et d’esthétique. Les visions d’horreur du chauffeur attribuent à Nina, dans les images parfois les plus fortes du roman, un potentiel imaginatif capable d’ébranler la narration plate. La Nina de ce texte-ci dispose d’une présence narrative obsédante, dont sa précédente incarnation littéraire était privée.

 

Du côté obscur de la Suisse

Von schlechten Eltern n’est pas seulement un livre sur le deuil, mais aussi sur la Suisse. Rentré dans son pays natal qu’il subit depuis longtemps uniquement de nuit, Kummer contraste le cliché du « modèle de réussite suisse »[2] avec un paysage antagoniste rappelant le réalisme magique. Il transforme la topographie clairement localisable en une version sombre et hallucinatoire d’elle-même : les villages et les grandes villes sont délaissés, les gratte-ciel se dressent comme des « stèles funéraires »[3], les rues sont bordées de cadavres sanglants d’animaux et le ciel est envahi d’un tourbillon de drones et d’avions de chasse des Forces aériennes suisses. En regardant par la fenêtre de la berline, le paysage nocturne devient un espace symbolique, qu’un passager nigérian interprète dans le roman. Il y révèle une société détruite « par la frénésie d’optimiser et la paranoïa de la fin du monde »[4], qui, puisqu’elle a désormais tout ce qu’elle pouvait atteindre et acquérir, se livre à des scénarios apocalyptiques masochistes : « À Zurich, les jeunes parents ne veulent plus d’enfants. Parce qu’ils pensent que la fin du monde est proche. Imaginez-vous cela. Ils ont tout, mais ils ne veulent plus d’enfants. Parce qu’ils sont déjà en train de penser à la fin du monde. »[5]. Ainsi, Kummer donne un tournant significatif aux images noires de la Suisse qui ont gagné en popularité ces dernières années – on pourrait penser à Simeliberg de Michael Fehrs ou à Ich werde hier sein im Sonnenschein und Schatten (« Je serai alors au soleil et à l’ombre »[6]) de Christian Kracht : la dystopie non pas comme diagnostic, mais comme symptôme d’une société lasse de prospérité.

 

L’aurore

Que faut-il donc au chauffeur maudit, « Mr Driver », pour échapper à l’obscurité permanente ? Comme dans la La Nouvelle rêvée de Schnitzler, à la fin de laquelle le jour nouveau naît dans le « rire clair de l’enfant »[7], ce sont ses deux fils qui ramènent Tom à la lumière du jour à la fin du roman. Au milieu des gazouillements matinaux, la voix de l’abandonnée est désormais « calme, lointaine, presque inaudible »[8]. Maintenant, il ne faut surtout pas se retourner ! Ce sont probablement ces passages exposés à la douce lumière de l’aurore qui ont valu des critiques à Kummer lors du prix Bachmann, pour leur « pathos » excessif. Toutefois, compte tenu de la situation générale et du contexte autobiographique du roman, le revirement quelque peu simpliste semble plus compréhensible et d’une certaine manière plus satisfaisant – ce à quoi la maison d’édition de Kummer a bien dû penser. Ainsi, ce que vit le personnage Tom Kummer, on le souhaite également à son créateur : sortir de cet étrange monde intermédiaire pour se montrer sous un nouveau jour. Même si Kummer brouille parfois la frontière avec son double fictif de manière un peu inquiétante, il a réussi son pari avec Von schlechten Eltern. Par une variété d’images exprimées en peu de mots, il parvient à illuminer l’obscurité, chose que seul un auteur d’une grande sensibilité peut accomplir.

L’ange déchu « Bad Boy Kummer » est-il en route vers le paradis littéraire ? Hell yeah ! Il ne reste plus qu’à espérer qu’il gardera son style rude et brut. La scène littéraire suisse ne s’en portera que mieux.

 

Traduit de l’allemand par Natasa Simic

 

Tom Kummer, Von schlechten Eltern, 245 p., Stuttgart, Tropen Verlag 2020, environ 34 CHF.

 

 

[1] « Die Nacht befreite uns von den Gesetzen der Realität. Alles war möglich. »

[2] « Erfolgsmodell Schweiz »

[3] « wie Grabstelen »

[4] « von Optimierungswahn und Weltuntergangs-Paranoia »

[5] « Junge Eltern in Zürich wollen heute keine Kinder mehr. Weil sie denken, unsere Welt wird es nicht mehr lange geben. Stellen sie sich das vor. Sie haben alles, aber sie wollen keine Kinder mehr. Weil sie schon jetzt an den Weltuntergang denken. »

[6] Traduction de Gisèle Lanois, Éditions Chambon, 2010

[7] « hellen Kinderlachen » Traduction de l’allemand par Dominique Auclères : La Nouvelle rêvée, La république des Lettres, 2018, p. 1362.

[8] « leise, fern, fast nicht hörbar »

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