Disparaître. Qui n’en a jamais rêvé ? Partir en laissant tout derrière soi. Abandonner sa famille, ses amis, ses collègues. Ressentir les frissons d’une table rase et les promesses d’une vie nouvelle. S’éloigner de cette bureaucratie des universités pour se rapprocher de la nature. Respirer à pleins poumons les honnêtes activités paysannes. S’amouracher d’une mignonne étudiante vingt ans plus jeune.
C’est bien ce dont il est question dans le dernier roman de Daniel Sangsue, À la recherche de Karl Kleber. Une vingtaine d’années après la mystérieuse disparition du personnage éponyme, un ancien linguiste couronné de succès, le narrateur décide de mener sa propre enquête à son sujet, puisque les policiers ont renoncé presque aussitôt à chercher plus loin. Quel événement a bien pu causer un tel coup de tête ? Le détective en herbe, lui aussi un universitaire, voue une passion féroce à la collection de livres ; or justement, son libraire acquiert la bibliothèque du disparu, suite au décès de la veuve. D’un rapide feuilletage de l’ensemble, un premier constat surgit : Karl Kleber aimait avant tout la « vraie » littérature, les surréalistes et les romans de fugue. Tout porte à croire qu’il avait ingénieusement planifié la sienne. Il n’en faudra pas plus pour attiser la curiosité de son collègue. Celui-ci se mettra en quête de pistes neuves et insolites, ayant à sa disposition une bibliographie bien fournie, dont les titres et le contenu sont autant d’indices. Voilà donc un fantasme très bibliophile ; retrouver l’homme à partir de ses livres. « Stendhal disait que pour connaître un homme, il faut savoir la manière dont il va à la chasse du bonheur » ; cette citation préliminaire lance le narrateur dans son aventure.
Il y en a une autre que nous pourrions rattacher au récit, celle du romancier américain Tom Clancy : « La différence entre la réalité et la fiction, c’est que la fiction, elle, doit être vraisemblable. » Pour ce que l’on peut en dire dans notre cas, c’est que Daniel Sangsue sait ce qu’il fait, et qu’il le fait bien. L’écrivain-essayiste n’en est pas à son premier roman. Espiègle, il entremêle la vraisemblance fictionnelle et l’absurde de la vie quotidienne pour donner à son intrigue une étonnante illusion de réalité. Le lecteur côtoie la sérendipité – anglicisme difficile à prononcer, je vous l’accorde. Notion familière aux scientifiques, la « sérendipité » est ce mot coquet que l’on appose au fait suivant : les plus grandes découvertes résultent souvent, pour ne pas dire toujours, du hasard. De fil en aiguille, nous sommes ainsi transportés du paysage fribourgeois à la frénésie parisienne, d’une assemblée spirite cachée dans les ruelles de Berne à des fermes perdues dans l’Aveyron. Nous rencontrons d’autres enseignants, d’anciens élèves, d’anciennes amantes, des amis d’un jour ou des connaissances de longue date… toute une panoplie de personnalités fort attachantes et drôles. Nous sommes servis en rebondissements. Les innocents présumés restent ceux qui en cachent le plus. Il y a également ces poèmes bizarres, que l’on retrouve parfois à l’intérieur des bouquins. Plus troublant encore, l’enquêteur se superpose de plus en plus à l’objet de son enquête. En cent cinquante pages, l’ironie danse avec un humour pince-sans-rire autour de ce duo de protagonistes ambivalents, deux génies aigris et coureurs de jupons, thèmes ô combien tapageurs pour un professeur d’université comme notre auteur. Nous y voyons aussi une satire des institutions suisses, de la marchandisation des écoles, pressées de formater et niveler par le bas pour gagner en affluence et prestige commercial. Le brouillage des pistes devient constant, nous ferons fausse route une fois ou l’autre, le narrateur se perd en conjectures, jusqu’à s’en essouffler. Concernant la vérité autour de Karl Kleber, ce qu’il est advenu, évidemment, je ne vais pas le divulguer ici, je ne veux gâcher la lecture à personne.
De ce texte qui a pourtant tout pour plaire, je regrette le glissement final qui s’opère. Il s’agit là d’un parti pris, certes, mais qui ne m’a pas convaincu. Une œillade sur les autres écrits de M. Sangsue suffit pour s’apercevoir qu’il est depuis longtemps un spécialiste du genre parodique, et qu’il en a livré plusieurs études. J’aurais dû me douter de quelque chose, lorsque je me suis rendu compte de la paronymie entre Kleber/Quebert (d’ailleurs un probable et savant jeu à but heuristique). Quebert, c’est un autre grand disparu, du best-seller de Joël Dicker La vérité sur l’affaire Harry Quebert. Ce livre apparaît d’abord comme une inspiration évidente. Puis, plus tard, voilà que cette œuvre est présentée comme l’une des cibles de notre parodie. Le piège se referme. Nous nous retrouvons alors submergés dans un océan de clichés ; le narrateur/auteur en est conscient, montre que c’est volontaire, il s’en moque un peu tièdement. Il cherche surtout un regard de connivence avec son lecteur, loupé pour ma part. L’effet magique du pacte fictionnel, si cher à mon cœur, s’évapore instantanément, puisqu’on l’assassine au profit de la parodie et d’une dénonciation engagée, celle de l’américanisation des universités de notre pays et en Europe. Ah, tiens ! En Suisse, on doit ces réformes et l’adhésion au processus de Bologne à un certain Charles Kleber. Tout s’explique : cet alignement était bien trop tentant pour ne pas l’investir. Après tant de dispersions, le « roman » perd toute sa vigueur et son charisme initial, pour ne devenir qu’un exercice de style qui, lui, est indubitablement réussi. Nous retrouverons d’ailleurs en fin d’ouvrage une carte aux trésors, pour débusquer les clins d’œil intertextuels qu’a enfouis çà et là notre auteur. Malgré tout l’effort d’abstraction que j’y déploie, je ne peux m’empêcher de penser qu’il s’agit là d’un livre de professeur pour des professeurs, tous frustrés par la disparition d’une belle époque.
Bravo M. Sangsue, vous m’avez bien eu, je suis tombé dans le panneau, vous avez réussi votre coup. Je suis offusqué, mon égo giflé. Mais attention, vous jouez avec le feu. Souvent, « lecteur déçu » rime avec « lecteur perdu ».
Daniel SANGSUE, À la recherche de Karl Kleber, Lausanne, Éditions Favre, mai 2020, 149 pages, 18 CHF.