Que dire aux enfants ?

Dans son discours de remerciement à l’occasion de la remise du prix Georg-Büchner[1] 2019, Lukas Bärfuss met en lumière ce qui le motive à écrire sur la violence dans l’histoire européenne du 20esiècle. C’est à partir du lien entre la responsabilité littéraire et historico-biographique qu’il déduit la nécessité absolue du travail de mémoire et de l’esprit de communauté. Cependant, pour la mise en scène de sa revendication morale, il a recours à une conception de la violence au sens large du terme.

 

Pourquoi décerner un prix à une œuvre majoritairement dédiée à la violence et qui ne se contente pas d’uniquement la rapporter, mais également de l’exploiter et de la pervertir ? Cette problématique simple et ardente constitue le point de départ du discours pour le Prix Georg-Büchner de Lukas Bärfuss : comment expliquer à nos enfants que la reproduction littéraire de la violence est considérée comme digne d’obtenir un prix ?

En posant tout d’abord une question individuelle – « c’est quoi mon problème ? »[2] –, Bärfuss élargit son champ de vision à l’histoire de la violence européenne du XXe siècle, posant la question collective : « quel était le problème avec ce continent, l’Europe ? »[3]. L’histoire de la violence qu’il esquisse est omniprésente (« peu importe le chemin que je prends, il mène tôt ou tard à une fosse commune »[4]), puis il souligne l’importance du travail de mémoire et de l’esprit de communauté pour empêcher à nouveau une « perte d’orientation ». Comme le titre l’indique, Es ist zwischen uns (« C’est entre nous ») fonctionne à travers l’intensité du discours et le courage de retranscrire de façon impitoyable une revendication humanitaire.

L’insistance de ce discours, qui s’inscrit dans une riche tradition d’histoire littéraire, se fonde techniquement sur le consciencieux parallélisme entre sa propre écriture et l’histoire de l’Europe. Toutefois, en prenant la décision de lier la responsabilité de la violence littéraire et historico-biographique, Bärfuss est prêt à accepter l’imprécision de la notion de violence : Auschwitz, le suicide de son frère, la Guerre froide, le Rwanda et Sarajevo sont tous les phénomènes du même problème, un problème dont, avant tout, l’Europe souffrirait.

Bärfuss ne situe plus seulement son œuvre « dans une lignée » de lauréat·e·s du prix Georg-Büchner, mais aussi, de par son argumentaire, dans une tradition de travaux littéraires de mémoire qui a pour but de « garder en vie » le souvenir de la guerre et du fascisme.  La « poésie » et la « dramaturgie » lui servent essentiellement de moyen « mnémonique », ayant un but et une revendication morale :

 

« [Avec] les sens éveillés et le cœur sensible, nous pouvons reconnaître la violence, nous pouvons en parler, puis quand nous en avons le courage et que nous n’avons pas peur pour notre vie, nous pouvons enfin nous y opposer et la surmonter. »[5]

 

L’imprécision de la notion de violence, acceptée en dépit de toute sensibilité sémantique, montre surtout quelle fonction Bärfuss accorde à la littérature et plus particulièrement à son œuvre : celle de se battre contre les structures ubiquitaires de la violence. Chez Bärfuss, l’auteur ou l’autrice apparaît de cette manière comme une surinstance morale qui est à même d’évaluer et d’exploiter la violence historico-biographique. Sa posture d’auteur empli de pathos lui a valu par le passé de nombreuses critiques. Il le représente d’autant plus résolument dans ce discours, lorsqu’il évoque ces mots-clés du champ lexical de la morale, tels que les « sens éveillés », l’« amour », le « courage » ou la « peur », des valeurs communes difficilement discutables.

Le fait que Bärfuss termine son discours de remise de prix avec « confiance et espoir » est dû implicitement à la « confiance [qu’il a] dans l’avenir et en autrui »[6]. C’est le message qu’il voulait transmettre aux enfants, les potentiel·le·s porteur·se·s de son humanité et son monde utopique sans violence. Tout cela soulève la question de savoir si ce n’est pas justement le discours rhétorique révélant un élan éducatif qui, bien que non violent, pourrait de par son indifférence mnémonique face à la violence être lui-même considéré comme violent.

 

Traduit de l’allemand par Marie Krischer

 

Lukas Bärfuss: es ist zwischen uns. Rede zum Georg-Büchner-Preis 2019. 16p., Göttingen: Wallstein Verlag 2019, env. 13 CHF.

À propos de l’auteur

Lukas Bärfuss, né en 1971 à Thoune. Dramaturge, romancier et essayiste. Ses pièces sont jouées dans le monde entier et ses romans traduits dans plus de vingt langues. Il est également membre de l’Académie allemande pour la langue et la littérature (Deutsche Akademie für Sprache und Dichtung). Il vit actuellement à Zürich. En 2019, le prix Georg-Büchner lui a été décerné pour l’ensemble de son œuvre.

Photo: © Lea Meienberg

 

 

 

[1] Le prix Georg-Büchner est un important prix littéraire allemand.

[2] «[…] was denn eigentlich zum Kuckuck mein Problem sei.»

[3] «[…] was denn eigentlich mit diesem Kontinent, mit Europa, das Problem war.»

[4] «Welchen Faden ich auch immer aufnehme, hinter der nächsten oder spätestens der übernächsten Ecke führt er zu einem Massengrab.»

[5] «[M]it wachen Sinnen und empfindsamen Herzen können wir die Gewalt erkennen, wir können sie zur Sprache bringen, und wenn wir den Mut haben und nicht um unser Leben fürchten, dann können wir uns gegen sie stellen und sie überwinden.»

[6] «Zuversicht und Vertrauen»

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