La misère des autres

Während wir feiern (« Tandis que nous faisons la fête »), le nouveau roman d’Ulrike Ulrich, met en évidence les abîmes d’une société dans laquelle les uns concoctent des punchs tandis que les autres se battent pour survivre. 


Au cœur du nouveau roman d’Ulrich se trouvent deux personnages dont les circonstances et les conditions de vie ne pourraient pas être plus disparates. D’une part, la chanteuse allemande Alexa, qui vit depuis des années déjà en Suisse. Elle s’est fait une place au sein des milieux créatifs de gauche de la classe moyenne zurichoise, vit une relation solide avec le médecin Adrian, et se trouve au beau milieu des préparatifs de la fête du premier août qu’elle donne chaque année sur la terrasse panoramique de son appartement. Une seule chose lui manque encore : la naturalisation. En attendant, Alexa se donne de voluptueux frissons en feignant la peur d’être expulsée avant même d’être naturalisée à cause d’une violation de la loi.  

D’autre part, le roman suit le jeune Tunisien Kamal. Kamal s’est réfugié en Suisse après avoir été arrêté et brutalisé dans son pays d’origine en raison de son homosexualité. Or, Kamal vient tout juste d’apprendre le rejet de sa demande de permis de séjour : il doit quitter le pays, sans quoi il risque d’être arrêté en vue d’être expulsé. Désespéré, il se tourne vers son professeur d’allemand, Zoltan. Ce dernier s’est secrètement épris de Kamal. Par conséquent, il ne veut pas l’héberger chez lui sous le même toit que sa femme et ses enfants, et le renvoie avec de l’argent. Lorsqu’il songe enfin à une solution – loger Kamal chez sa bonne amie la chanteuse Alexa –, le jeune homme est introuvable.


Punchs colorés et opérations d’urgence

Tandis que Kamal erre à travers Zurich, Alexa s’angoisse. Elle s’inquiète à l’idée de ne pas être prête à temps, que la météo change, que les gens ne dansent pas. Durant la fête, Kamal a un accident grave et doit finalement être opéré. Alors émerge la question centrale du roman : peut-on faire la fête tandis que d’autres se battent pour survivre ? Les yuppies zurichois du roman de société d’Ulrich le peuvent. Et ce qui choque, c’est que le milieu d’Alexa n’est ni peu formé, ni apolitique – et encore moins de droite. C’est un milieu progressiste et ouvert, qui fait souvent des efforts de manière touchante, mais se montre tout aussi souvent outrageusement auto-satisfait. Le livre est étonnamment courageux en ce point précis, car la « bulle » décrite ici correspond très largement au public cible d’Ulrich – nous, ses lecteurs.

Sans aucune pitié, Während wir feiern pousse les paradoxes que vit la classe moyenne aisée à l’extrême. L’insouciance avec laquelle les protagonistes ignorent ces contradictions est particulièrement frappante. Toutefois, cette exacerbation programmatique rend la majorité des personnages un peu niais ; beaucoup d’entre eux sont énervants, et presque rien ne peut nous surprendre dans l’évolution du livre. Malheureusement, c’est cette représentation hyperbolique même qui enlève son piquant au texte : « Je ne suis certainement pas comme ça ! » peuvent ainsi se rassurer lectrices et lecteurs. Le roman est également excessif dans la forte présence du politique : tout y est politisé.


Une critique sociale tempérée

De nombreux thèmes semblent être simplement cochés sur la liste des sujets qu’il convient d’aborder plutôt que traités en profondeur : le corps médical de l’hôpital du Triemli peste contre les Allemands, les ami·e·s du fils d’Adrian sont homophobes, racistes ou alors membres des Rote Falken,[1] tous les Suisses aiment la chanson de la Vreneli ab em Guggisberg… Là où Ulrich reproduit trop de clichés et donne à l’excès dans la couleur locale, la brutalité réelle est comme étouffée. La tentative de donner aux personnages une voix et un langage propres n’est pas non plus toujours réussie. Notamment pour le fils d’Adrian et ses ami·e·s, en faire moins aurait eu plus d’effet – l’imitation de l’argot des jeunes ne sonne pas très authentique. Toutefois, Ulrich est indéniablement une virtuose lorsqu’il s’agit de faire partager à son public les pensées des divers protagonistes. Les transitions sont en effet soigneusement amenées, tout en demeurant harmonieuses.


Le dilemme de l’autosatisfaction 

Le roman d’Ulrich pourrait réellement faire mal : se déroulant entre l’initiative contre l’immigration de masse et l’initiative de mise en œuvre pour le renvoi des étrangers criminels, il dresse le portrait d’une bourgeoisie du milieu culturel qui prend certes clairement position contre le populisme de droite et le racisme, mais est bien trop occupée d’elle-même pour agir. Il lui suffit de savoir qu’elle se trouve du « bon » côté. Par cette pique contre la passivité auto-satisfaite, Ulrich semble aussi montrer spécifiquement du doigt la perception de soi générale des Suisses.

Que Kamal reçoive si peu de place en comparaison à toute l’attention donnée aux convives occidentaux progressistes de la fête est troublant. L’accent placé ainsi soulève la question de la possibilité d’expérimenter et de représenter les mondes des personnes marginalisées. Ce déséquilibre a par ailleurs un arrière-goût amer : le personnage de Kamal paraît réduit au simple moyen de critiquer le milieu urbain prospère de gauche. De la sorte, c’est principalement son propre « beau côté » que le roman éclaire – risquant par là même de se voir finalement reprocher l’autosatisfaction qu’il reproche à ses protagonistes. Ce faisant, le roman s’engage dans un piège difficile à éviter dont on ne souhaite pas tenir rigueur à l’autrice en raison de son regard perçant et de l’arrangement intelligent de ses personnages. Pourtant, Während wir feiern demeure un peu superficiel, un peu excessif, un peu ambigu – ce qui est d’autant plus dommage que le roman possède le potentiel de lucidité qui lui permettrait d’être un texte à la fois génial et cruel.

Traduit de l’allemand par Rosine-Alice Vuille


A propos de l’autrice

Ulrike Ulrich, née en 1968 à Düsseldorf, vit à Zurich depuis 2004. Elle a étudié les lettres allemandes, l’histoire de l’art et les sciences de la communication à Münster. Par la suite, elle a travaillé dans le domaine de la linguistique informatique ainsi qu’à l’école de poésie de Vienne. Depuis 2004, Ulrich vit de sa plume, écrivant des romans, de la poésie, des feuilletons radiophoniques, des scénarios de film et des chroniques journalistiques. Elle est également l’éditrice d’anthologies, notamment celles du soixantième et du soixante-dixième anniversaires des droits de l’homme. Ulrich a débuté sa carrière littéraire par le roman fern bleiben (demeurer au loin). Ses textes ont été récompensés par de nombreux prix, comme le prix Walter Serner en 2010, le prix Lilly-Ronchetti en 2011 et plusieurs prix de la ville de Zurich. Während wir feiern est son troisième roman.


Ulrike Ulrich: Während wir feiern. 272 pages. Berlin: Berlin Verlag, 2020, env. 28 francs.


[1] Mouvement de jeunes socialistes.

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