Avec ce roman qui n’en est pas vraiment un, émaillé de courts récits de la vie de tous les jours, Matthias Zschokke raconte un gros poète berlinois qui n’arrive pas à écrire son roman. Insomniaque et las, cet écrivain à l’œil acéré mange et observe le monde qui l’entoure. Homme aux innombrables habitudes qui tiennent presque lieu de rituels pour calmer son anxiété sociale, il mange souvent dans le même restaurant et vit pour les rares visites de ses amis. Rocher d’inertie et de contemplation au milieu de cette métropole, ce personnage atypique fait bénéficier le lecteur de son recul et de son détachement : un peu misanthrope, le gros poète n’aime pas les gens, un peu ses amis et beaucoup « chaton » – un être qui ne cesse de lui demander des histoires et dont nous doutons de la réelle existence. Et pourtant, il nous ressemble beaucoup, lui qui s’énerve subitement lorsqu’une inconnue s’assied à côté de lui dans le train alors que le wagon est vide.
S’il n’aime pas les gens, le gros poète se passionne en revanche pour l’anodin, le détail insignifiant et le cycle des saisons. Distrait, il perd le fil de ses pensées lorsque ce n’est pas chaton qui l’interrompt. Entre ces contes qu’il raconte à chaton, être fantasque et fantastique, il insère bien souvent ses propres souvenirs de jeunesse ou des plaintes face à la vie. Loin d’être superficielles, ces interruptions deviennent presque des commentaires sociologiques et cachent au contraire des vérités dérangeantes. Ce poète sans rime incarne donc aussi le doute : de cette langue, de ces mots qui devraient lui servir de matière première et de ces gens qui peuplent la ville. L’incompréhension est systématique chez cet anxieux qui avoue ne rien comprendre aux autres, même à ceux qu’il aime. Peut-être est-ce grâce à cette distance, à ce sentiment d’aliénation, qu’il réussit à évoquer avec un grand détachement des thématiques difficiles : une enfance à la sexualité trop précoce, la misère sociale, la solitude de certains et la richesse des autres.
Sans début ni fin, Le gros poète est une immersion dans les pérégrinations mentales décousues d’un homme qui s’interroge sur le monde sans vouloir y participer, qui meurt au milieu de son histoire sans que celle-ci arrête d’être lue ou écrite : bref, c’est l’histoire d’un homme qui s’est effacé au profit d’autre chose.
Quelqu’un comme ça, il va de soi qu’il ne peut manquer à personne, ce qui était d’ailleurs sa seule ambition dans la vie ; la mener de façon à y devenir peu à peu superflu […]
Matthias Zschokke, Le Gros Poète, traduit de l’allemand par Isabelle Rüf, Zoé, 2021, 208 p.