Des vies en poésie

Qui est Grisélidis Réal ? 

Un nom, d’abord. Nom qui saute et s’impose, nom qui claque. Grisélidis. Réal. Tout est-il déjà dit ? Ce serait mal connaître l’auteur – elle n’aurait pas aimé qu’on féminise – du Noir est une couleur

Car Grisélidis Réal, c’est aussi une vie extraordinaire – comprenons : qui sort de l’ordinaire. 

Le père, Walter, polyglotte, bel homme et intellectuel, des racines aux quatre coins de l’Europe. L’homme rencontre Giselle, universitaire comme lui. Ils conçoivent la petite Gri dans un sanatorium valaisan, avant le mariage. Un scandale pour l’époque. La famille déménage en Égypte, en Grèce ; Grisélidis a comme copains de classe l’Iliade et Mozart. Des années heureuses, mais le drame, très vite : Walter meurt. C’est le retour en Suisse, à Lausanne. L’éducation bourgeoise, rigide, de sa mère. Taboue, la sexualité. Tabou, le plaisir. Tabous, les garçons. Alors il faut s’enfuir. « Ce qui m’a sauvée, c’est ma révolte » dira plus tard Réal. Ce sera Zurich, l’École d’Art, l’amour, l’alcool, les débuts d’une existence tumultueuse, hors du commun, romanesque, violemment vivante. Grisélidis a eu mille vies, elle en a retenu trois sur sa sépulture du cimetière des Rois de Genève : ÉCRIVAIN-PEINTRE-PROSTITUÉE.

Qui est Grisélidis Réal ? 

Une poète, aussi. Peut-être surtout. C’est ce que nous offrent les Éditions Seghers en publiant Chair Vive, recueil qui rassemble pour la première fois l’œuvre poétique de Réal – avec en prime une très belle préface de Nancy Huston. Sous nos yeux se dévoile une vie, peut-être abimée, mais saisissante d’humanité. Le premier texte, rédigé à Grandvaux quand elle n’a que treize ans, étonne par sa maturité :  Pensez à ce qui fut beau / Et bénissez ce qui va l’être. Puis, ce seront les poèmes de jeunesse : la petite Gri doit devenir Grisélidis. Elle s’affirmera dans sa féminité, d’abord : Femme aux yeux d’étoiles de mer / Couchée sous la boue du monde / Tu consumes toute violence / Dans le mystère de ton seuil. Mais très vite l’errance, et la prostitution qui creuse violemment sa place au sein de son existence. Les mots s’endurcissent (J’attends que meure jusqu’à l’aube / Dans mes cheveux cette rose volée / Unique chair vivante / Que regrette l’été) quand il faut dire, dire pour ne pas mourir. La vie continue : ce sont les amours malades, les Bill, Ian, Hassine, Rodwell, Rodwell encore, et que ne durent que les moments doux, que les moments doux. À Rodwell : Rodwell – magicien – roi d’une unique folie […] Oins de tes rayons noirs la neige de mon corps

En 1963, Réal est écrouée en Allemagne. Sept mois durant, elle écrira la nuit prisonnière, les promenades dans la cour, ses sœurs emmurées (Je vous salue Femmes emprisonnées / Votre blessure / Est mienne au cœur de l’instant pétrifié), la cellule où les rêves tombent / Sur le sol comme des papillons / aux sourdes ailes brûlées. Le cri est bouleversant, tant il résonne d’humanité. Réal dit la prison, comme d’autres la beauté. Réal dit l’horreur, la sexualité dégueulasse, les coups de poings, de foutre, de sang. Elle est le porte-voix des misères humaines. Mais pas seulement. 

Car Chair Vive est un manifeste de vie, envers et contre tout : aujourd’hui j’ai le droit de rire et d’être heureuse / Aujourd’hui le temps blesse les branches amoureuses / De milliers de couteaux éclatants de soleil. Au fil des pages et des années qui passent, le temps parfois se fige et permet l’éclaircie : La mort est en sursis les prisons sont fermées / Je suis libre et je m’ouvre au soleil de tes yeux

Grisélidis Réal écrira jusqu’à la fin, qui est pour elle une chambre de l’hôpital universitaire de Genève, où elle décède d’un cancer en 2005. Avant cela, ce sera encore quelques fulgurances : les poèmes de la fin. La morphine, la nausée, l’échographie et la chimio, tout est à sa place au sein de son œuvre. 

Alors, qui est Grisélidis Réal ? 

On la connaissait militante, prostituée, écrivain, peintre. Il est temps de rajouter poète. Réal est la voix de celles qu’on refuse d’écouter. Chair Vive est un cri d’humanité. Un éclat de poésie cueilli dans la salissure humaine. Un recueil violent, saisissant, nécessaire.

Grisélidis Réal, c’est un peu tout cela. C’est peut-être surtout cela, trois vers comme une épitaphe :

Adieu le monde adieu la Vie

Maîtresse des Nuits éblouies

Que j’ai tant aimée tant haïe 


Grisélidis Réal, Chair vive : poésies complètes, Paris, Seghers, 2022, 256 pages, 27 CHF.

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