« Josiane habite une vie trop petite. Quand elle se retourne, elle se cogne.
La tête, les coudes, les tibias. La mémoire. »
C’est l’intrigante traversée d’une mémoire que nous offre Mouches, le nouveau roman de Mélanie Richoz, dans lequel se dévoile le portrait touchant de Mme Josiane Dumas. Page après page, d’un coup d’aile fluide, le récit oscille entre différentes temporalités pour révéler un portrait complexe. Contrasté, ce dernier présente à la fois Josiane enfant qui souffre de l’absence de sa mère et Josiane grand-mère dont la mémoire se dégrade. « Son esprit, de plus en plus, a l’art de l’absence. »
La lecture de Mouches prend de la hauteur grâce aux thèmes forts que ce livre aborde : il nous parle de la maladie d’Alzheimer, nous dépeint l’incompréhension et la détresse d’une personne âgée qui se trouve dans un home. Il traite de la difficulté pour ses proches de la voir ainsi vieillir, nous parle de l’impuissance, du déni, des relations familiales et amoureuses, ainsi que des deuils qui constellent l’histoire d’une famille. « Les visites de ses petits-enfants s’espacent ; ils refusent d’assister à la décrépitude de leur grand-maman […] la maladie ronge leurs souvenirs. »
Des visages apparaissent, des noms intriguent, des phrases questionnent et au fil des mots croît l’irrésistible envie d’en découvrir encore plus sur Josiane, grâce aux souvenirs que cette mémoire parcellaire nous révèle :
« Ces brèves secondes sentent le sous-bois d’un après-midi lointain, oublié, et durent tout un été, interrompu par l’infirmière qui invite la patiente à se mettre en action. »
Dans un récit kaléidoscopique à la temporalité fluctuante, les fragments passés et présents de la vie de Josiane s’entrecroisent de manière subtile et mettent en lumière des sujets récurrents, comme la perte, l’enfermement, le cri, la relation mère-fille, l’étreinte. Ces sujets, qui traversent les diverses facettes de la vie de Mme Dumas, forment un jeu d’écho entre les pages car bien souvent le passage de l’une à l’autre rime avec un changement d’époque et les reprises thématiques assurent habilement la transition. Toute la structure du roman a été finement pensée et la lecture s’en délecte.
Le jeu des points de vue confère au récit un caractère énigmatique et rend sa découverte palpitante. Par exemple, la voix de Mme Dumas enfant s’exprimera directement en « je », puis, à la page suivante, le texte fera entendre une voix neutre qui décrit à la troisième personne Mme Dumas âgée. Le texte se livre dans un style très agréable et fluide, formant un harmonieux équilibre avec les sujets sensibles qui y sont traités. Tels des battements d’ailes, les phrases pulsent alors le texte tout en délicatesse :
« Certains dimanches, une poignée d’enfants rendent visite à Mme Dumas. Même si elle ignore pourquoi ils l’appellent grand-maman, leur présence la ravit […] Elle touche, tapote leurs épaules à la peau lisse. Elle plonge ses yeux dans les leurs mais ne les entend pas et reste muette. Son esprit a des manières étranges de mélanger les temps, les lieux, les gens, les émotions, les mots et le silence entre les mots. »
Court roman d’une huitantaine de pages, l’ouvrage fait partie de ces livres qui volent droit au cœur. Tout en se lisant facilement, il touche, ébranle, questionne notre propre rapport à la vieillesse et aux souvenirs. Mouches est le récit subtilement élaboré d’une vie présentée par fragments, racontée dans une écriture poétique qui ne manque pas d’éclats.
Mélanie Richoz, Mouches, Ed. Slatkine, 2022, 84 pages, 19 francs.
Bel article qui donne envie de découvrir ce livre !