Elles…
Elles sont deux femmes.
Elle est prise de crises d’angoisse, elle l’est de crises alimentaires.
Elles sont aux prises avec la violence.
Elle est incomprise de son mari, elle l’est de ses parents.
Elles sont « faites d’un bois un peu tortueux et biscornu » qu’elles tenteront, seules, de sauver.
Chirine Sheybani, à travers son roman EllƎ(s), dépeint le combat poignant de deux femmes, Jeanne et Oriane. Générations différentes, conflit similaire : comment se dissocier de la figure maternelle ? Alors que la mère de Jeanne répète que son enfant est son unique chance salvatrice, la mère d’Oriane souligne constamment la similitude, imagée par le « e » à l’envers du titre, qu’elle entretient avec sa fille. Pourtant, aucune de ces deux mères ne parvient à offrir à son enfant l’amour et la douceur sollicités.
Oriane, en proie à l’anorexie, hurle un « au secours » à la figure maternelle qui s’alarme pour un coup de pied lancé, un geste déplacé, mais ignore ce corps atrophié.
Oriane rêve que sa maman lui dise. Mange.
Elle le comprendrait comme. Je t’aime. Fais-toi vivre, mon amour. Remplis ce corps.
Toute la géométrie de mon corps, maman ? Même s’il comprend des courbes ? Des rondeurs ? Toute la forme, maman chérie ? […] Est-ce que je ne serai pas dérangeante, maman d’amour ? Dis-le-moi.
Jeanne, en proie à une pression perpétuelle et à une omniprésence étouffante, devient la mère de sa mère…devient sa mère…l’image au centre de son combat. Alors je suis comme elle. Je ne peux pas être autrement qu’elle. Évidemment.
La nature est le fil rouge du roman.
Fécondée dans la forêt, Jeanne se rappelle avoir joué avec son grand-père sous le noyer, celui qui prend vie sur la couverture du roman, et s’implique pour la survie du cerisier de la propriété familiale. Amoureuse de l’aube et de l’aurore, Oriane contemple les arbres à travers les fenêtres.
Dans une serre, elles travailleront la terre, elles travailleront la vie.
L’autrice, avec ce troisième roman, dépeint la souffrance des héroïnes, au moyen d’un style brut et spasmodique qui sert les sujets qu’elle traite.
Les phrases courtes, les absences de verbe et les mots en solitaire offrent au roman son rythme saccadé qui transpire l’angoisse des protagonistes. Le manque d’indication dialogique chamboule : où se situe la frontière entre le dit et le pensé ? Les décalages d’alignement créent des effets visuels qui, similairement à la poésie, donnent vie aux mots, exposent les maux.
J’en ai fait un truc immonde. Aux contours tellement larges. Toute cette place que je prends.
Elle a des larmes qui coulent le long de ses joues.
Beaucoup de larmes.
Toute cette place que je prends.
J’aurais voulu en prendre moins pour maman.
L’écriture heurtée de Sheybani est au service des thèmes puissants qu’elle aborde : l’anorexie, l’alcoolisme, l’appétit de louanges, le non-désir d’enfant, l’amour qui pousse dans ses retranchements et le combat.
On apprécie que ces motifs, particulièrement celui de la maternité, cher à l’autrice, soient traités avec subtilité. Les mamans d’Oriane et de Jeanne ne sont pas radicalement mauvaises : elles aussi ont leur histoire, leur souffrance, leurs démons. Dans ses portraits des mères, Sheybani fait preuve de la même délicatesse que dans son second roman, C’est l’histoire d’une mère qui s’en va qui exposait, déjà, l’angoisse de Salomé, maman incomprise, maman fragile mais maman à qui on pardonne le tourment.
EllƎ(s) est un roman qui parle de la femme à travers ces deux femmes. Ses 227 pages agissent, envoûtent et perpétuent une interpellation : guérit-on de l’enfance ?
Chirine Sheybani, Elle(s), Genève, Cousu Mouche, 2022, 227 pages, 20 CHF.