Victime ou coupable ?

Quatorze ans de prison, voilà le prix qu’a payé Marcel C. pour son crime. Rien ne laissait présager cette fin tragique. Marcel est un homme simple, venant d’une des plus vieilles familles de Gletterens. Maréchal du village, il a le physique de l’emploi, grand gaillard bien bâti, les épaules larges et le cou épais. Une chose lui manque, une femme. Lors d’une soirée donnée à Portalban, Marcel rencontre Jeanne-Sarah B., une jeune femme « charmante, apprêtée comme il faut ; de bonnes proportions, […] ce qu’il faut de chair au fessard ». L’idylle entre Marcel et Jeanne-Sarah s’annonce prometteuse, leur union est célébrée en 1938, une année après leur rencontre. Pourtant, une ombre vient assombrir leur bonheur : la guerre. Marcel est mobilisé aux frontières. Il part le cœur lourd de laisser sa femme enceinte, mais fier d’accomplir son devoir. Cette séparation ne dure cependant pas, car Marcel se blesse et rentre à la maison. 1943, deuxième ordre de marche, Marcel repart. À son retour, sa femme est distante. Les tensions augmentent et Marcel se réfugie dans sa forge. Le couple aura deux autres filles qui, rapidement, seront retirées à leurs parents et placées en institution par les services sociaux à cause de lettres anonymes à propos de « l’état toujours plus lamentable du ménage C. » À partir de là, Jeanne n’est plus la même, elle ne sort que très rarement, ne mange presque rien et ne s’occupe guère de leur fils. Marcel est démuni. Peu à peu, une idée germe en lui, idée qu’il tente de toutes ses forces de réprimer : m’a-t-elle trahi ?

Agnus Dei, le cinquième roman de Julien Sansonnens, nous plonge dans la Broye fribourgeoise des années 1940 où le traumatisme de la guerre est refoulé et les secrets bien gardés. Dans cette région où la religion est si importante, toutes les fêtes sont célébrées avec grande dévotion, amour de son prochain et entraide apparente. Agnus Dei, l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde (Jean 1.29), signifie le sacrifice du serviteur pour le salut des pécheurs. Marcel C. incarne ce rôle de serviteur sacrificiel, il se dévoue pour rétablir l’ordre et sauver le monde. On sent dans ce récit un certain déterminisme à la Zola : le milieu social et la généalogie décident de sa destinée. Issu d’une famille paysanne, certes aisée, où la boisson et la violence sont monnaie courante, marqué par les souvenirs de la guerre : tel est le contexte dans lequel évolue le protagoniste. Et il sera poussé toujours plus bas : la guerre, ses enfants enlevés, une religion qui pèse, des voisins distants et moqueurs. Mais Marcel est-il simplement un homme odieux ou la victime d’une destinée inéluctable ?

Ce roman, d’une centaine de pages, est tiré d’une histoire vraie. Pour preuve, on trouve encore aujourd’hui des articles parus dans La Liberté et Le Nouvelliste qui évoquent le « meurtrier de Gletterens ». On regrette qu’il ne soit pas fait mention de ce point pourtant important dans le roman, car certains passages sont tirés mot pour mot de l’article de La Liberté datant du vendredi 9 janvier 1948. En dépit de cette négligence, le livre possède de nombreuses qualités. L’alternance entre l’histoire de Marcel et l’Histoire de la Broye amène du rythme au récit, on comprend mieux le milieu dans lequel évolue le protagoniste et, peut-être, les raisons de son acte. L’histoire est racontée selon ce que Marcel voit et ressent. On se retrouve plongé dans le même déterminisme que lui, la même impuissance à laquelle il est confronté.


Julien Sansonnens, Agnus Dei, Vevey, Éditions de l’Aire, 2023, 144 pages, 23 CHF.

Crédits de l’image : https://fineartamerica.com/featured/agnus-dei-francisco-de-zurbaran.html?product=bath-towel

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