J’ai traversé la ruelle jusqu’au bâtiment principal, jusqu’à la cuisine où j’ai déballé le boudin de ma mère et accroupie par terre j’ai mangé frénétiquement, rempli ce corps qui m’étouffait, me bourrant jusqu’à suffoquer, et plus j’ingurgitais plus je me dégoûtais, plus mes lèvres s’agitaient, plus ma langue triturait, jusqu’à ce qu’ivre de boudin je m’effondre et que mon ventre se torde et régurgite une bouillie acide sur mes cuisses.
Des mots percutants, presque odorants, qui prennent aux tripes.
La prose d’Elisa Shua Dusapin se tisse dans une tension sublime entre grossier et poétique, dégoût et émerveillement. Jamais mièvres, d’un caractère flamboyant, les phrases s’empilent et forment des strates qui se rejoignent dans une tortueuse construction.
Rencontrée au festival Fureur de lire, elle m’apparaît comme je l’imaginais : naturelle et pétillante, à l’image de ses textes. Et j’en tire l’impression de discuter avec une sorte de grande sœur littéraire adoptive. Son humanité et sa simplicité sont désaltérantes, dans un monde de l’écriture qui semble parfois vieillissant, apathique et sclérosé.
Dans Hiver à Sokcho, elle raconte l’histoire d’une jeune femme franco-coréenne qui fait la connaissance d’un auteur normand venu chercher l’inspiration dans l’hiver figé de la petite ville portuaire de Sokcho. Ce roman développe le lien fragile qui se tisse entre deux êtres aux cultures différentes. Dans l’ombre des mots se dessinent des thématiques sous-jacentes : la chirurgie esthétique et le rapport au corps.
Il a écarté mon bras pour soulever mon pull. Mes seins se sont tendus. Sa main, glacée, plongée dans ma chair. Il ne le disait pas mais je sentais qu’il me jugeait, comparait, pesait, mesurait. Il s’est levé, s’est scruté dans le miroir, a dit qu’on lui épargnerait probablement la chirurgie mais au besoin, il était prêt à se refaire le nez, le menton et les yeux. Il s’est retourné vers moi. En ce moment d’ailleurs, les cliniques faisaient des soldes, cela valait la peine que je me renseigne. Il me ramènerait des catalogues de visages.
Elisa Shua Dusapin commence l’écriture de ce texte à l’adolescence, à une période où elle explique se sentir mal dans sa peau. À cette époque, elle voyage beaucoup en Corée où elle découvre une énorme pression de l’excellence et du corps parfait qui pèse sur la jeunesse. La Corée, m’apprend-t-elle, fait partie des pays dans lesquels il y a le plus d’opérations esthétiques, mais également l’un des plus hauts taux de suicide chez les jeunes. De plus, une majorité de la population souffre de troubles alimentaires. Lors d’un échange linguistique, elle y découvre des femmes obsédées par leur poids. Elle relève un problème dans l’image et la conception de soi.
Ce texte, Hiver à Sokcho, c’est celui d’une narratrice qui est tellement mal dans sa peau qu’elle ne peut pas concevoir qu’un homme la regarde. Il questionne notre société, une société dans laquelle la chirurgie esthétique, les cosmétiques, les régimes minceurs sont omniprésents et conditionnent les individus dès leur plus jeune âge. Le lire, c’est se questionner sur l’identité, qui prend aussi bien corps dans notre apparence physique, que dans les codes sociaux qui nous sont injectés.
Dans ses textes, Elisa Shua Dusapin réfléchit également à la dimension double de son identité franco-coréenne. Elle explique que ce tiraillement identitaire est à l’origine de l’écriture et mentionne le désir de tendre un pont entre ses deux cultures.
Lors de l’écriture des Billes du Pachinko, son second roman, elle s’est rendue à de nombreuses reprises au Japon. Elle s’y est sentie mal à l’aise et a ressenti une violence vis-à-vis de son origine coréenne : là-bas, elle se confronte à l’histoire qui oppose les deux pays. Cela la fait réfléchir à ses grands-parents coréens qui ont vécu l’occupation japonaise et, petit à petit, l’impression de ne pas avoir le droit d’apprécier sa présence au Japon la saisit. Elle se demande : « Pourquoi l’histoire n’avance-t-elle pas ? »
Au cours de l’écriture d’Hiver à Sokcho, la problématique du rapport à la langue se présente à elle pour la première fois : elle écrit en français, alors que les personnages parlent anglais ou coréen. Cette « auto-traduction » permanente fait naître une tension dans le rapport à la langue, qu’elle développe ensuite dans Les Billes du Pachinko. « Ce n’est pas parce qu’on peut se comprendre linguistiquement parce qu’on parle la même langue, que l’on communique. Certains refusent de parler, d’autres disent un mot mais celui-ci en suggère un autre. C’est un élément que j’ai déguisé de mon autobiographie, parce qu’avec mes grands-parents, je pourrais parler suisse allemand, une langue que je maîtrise bien, mais ils refusent et me parlent le coréen que je connais peu. À travers mes livres, j’ai l’impression de communiquer avec eux. »
Ne résonne qu’un écho. Celui des langues qui se confondent.
Finalement, Les Billes du Pachinko, c’est une rencontre des cultures, une connivence entre les langues. Les mots prennent leur envol et dépassent le simple cadre des pages cartonnées, imprimées en français, pour acquérir un caractère plus universel, transcendant leur identité originelle. Ses romans ont d’ailleurs été traduits en allemand et en coréen, langue dans laquelle ses grands-parents ont pu les découvrir.
Union des ethnies.
Éclatement des frontières.
Velia Ferracini