Le nouveau livre d’Alain Freudiger, fruit de l’admiration que l’auteur ressentait pour Matti Nykänen durant son enfance, retrace l’ascension et la chute de cette star finlandaise du saut à ski, immensément populaire dans la Finlande des années 80-90.
« Une vie de Matti Nykänen ». Ce titre est un mensonge. Impossible de raconter une vie d’un homme tour à tour champion de saut à ski, barman, chanteur pop, alcoolique, stripper, homme politique, criminel. Impossible de dénicher une cohérence dans cet être détruit par le succès et la renommée. Impossible de trouver une logique dans ses frasques, dans ses extravagances, dans ses caprices, dans ses violences, et dans ses maladresses. Impossible de réunir en un seul individu tant de contradictions.
Voilà ce que l’on pourrait ressentir à la lecture du nouveau livre d’Alain Freudiger. Ce n’est pourtant pas le cas. L’écrivain se débat en effet pour donner une unité à Matti Nykänen, malgré sa complexité. Ou plutôt : pour lui donner une unité qui intègre sa multiplicité. Une sorte de chaosmos à l’intérieur d’une seule et même personne. Et l’auteur y parvient : il ne propose « ni une biographie, ni un roman, plutôt un portrait » du Finlandais, oscillant entre fiction et réalité, comme si ce mélange permettait d’en cristalliser une image aussi instable que fidèle. Comme si la fiction dépassait la simple biographie dans sa capacité à incarner de manière vivante une personnalité. Un parti pris séduisant.
Il faut dire que l’auteur lausannois n’a rien d’un novice : depuis son premier roman en 2007 (Bujard et Panchaud ou les Faux-Consommateurs), l’écrivain s’est essayé au pamphlet (Plus ou moins postmoderne, 2013), à la satire (Morgarten, 2015), à la nouvelle (Espagnes, 2016) et surtout à la poésie sonore et orale. Avec Liquéfaction (2019) et Le mauvais Génie (2020), il revient à la prose.
Une écriture réflexive
À priori très anodin, – on pourrait dire, d’un air un peu pincé, qu’il ne raconte que les mésaventures décadentes et vulgaires d’un ex-champion de saut à ski finlandais, devenu icône pop puis risée nationale – ce nouveau livre cherche en réalité jusque dans sa forme à évoquer les incohérences d’une vie et d’une personnalité qui échappent à tout figement. Les contrastes de Matti Nykänen s’expriment alors au travers d’une écriture qui reflète ses tempéraments. C’était une gageure ; c’est une réussite.
Exemple de cette écriture réflexive, la temporalité, éclatée, qui colle avec le personnage. Absurde en effet de raconter de manière logique et rangée une existence aussi chaotique. Freudiger opte donc pour un récit à la chronologie chahutée, bouleversée. Simultanément, les styles et les registres se mélangent, à l’image des sentiments et des humeurs de Matti. Le livre se colore, se bariole, se nuance : historique détaillé des techniques du saut à ski, éléments de contexte géopolitique, retranscriptions pleines de suspense des grandes victoires du sauteur, récit de ses « conneries », accès direct à son imaginaire mental reconstitué… Le livre se fait caméléon, imitant la personnalité insaisissable du Finlandais.
« La vie, c’est la life », « Chaque chance est une opportunité », « La vie est le meilleur moment d’un être humain » : la sagesse proverbiale de Matti a également sa place. Les pointes de légèreté se confrontent aux fragments du Kalevala, épopée nationale finlandaise du XIXe siècle, dont les extraits choisis frappent par leur résonnance avec la vie de l’ancien sauteur. « Comme un aigle il prit son envol, Il voulut monter jusqu’au ciel ; Le soleil lui brûla les joues, La lune chauffa ses sourcils ».
Un Icare moderne
« Nykänen, lui, doit construire une vie normale après avoir été au sommet, c’est difficile et il a peur. C’est un gars qui ne sait pas être tout seul. Il enchaîne alors avec sa vie de rock star et de poivrot médiatique doublement divorcé ». Sa longue chute est traquée par les médias, transformée en spectacle par ceux-ci. « Son existence devient celle d’un freak show ou d’un Truman show : c’est le grand cirque, et il est la bête de ce cirque ». Pathétique, oui, et repoussant : Matti boit, aligne les mésaventures conjugales, frappe ses épouses successives, poignarde l’une d’entre elles. Tristesse, rire, ironie, compassion, dégoût, rejet. Le lecteur navigue entre ces émotions, sillonne le vaste fouillis de la vie du Finlandais.
Petite ombre au tableau : le mélange discordant entre hommage à Matti et exhibition de sa déchéance. Freudiger dénonce le comportement du monde médiatique à son égard, mais poursuit l’étalage public de sa vie privée. Contradiction, ou souci d’honnêteté et d’exactitude ? Si le texte évite l’écueil d’une simple description voyeuriste des excentricités du personnage, l’approche reste paradoxale et le lecteur ne peut s’empêcher de questionner sa propre légitimité à s’introduire ainsi dans l’intimité d’une vie. Faiblesse du livre, qui en devient une qualité : malgré lui, l’ouvrage mène à réfléchir sur le pouvoir des mots, capables d’enfermer l’individu dans un rôle. Pour Nykänen, celui de guignol et de raté.
Mais le propos de l’auteur n’est pas là. Du désordre qui caractérise l’existence de Matti, il extrapole : des réflexions sur l’inconscient collectif finlandais viennent compléter sa palette. « Matti semble trancher sur le caractère calme, réservé et posé des Finlandais, il incarne aussi une facette ou le revers de ce modèle. La part sombre, le négatif, le refoulé. À la fois criminel et angélique, Matti Nykänen est peut-être perçu comme le mauvais génie de la Finlande ». Un « enfant terrible », au visage poupon, incroyablement populaire, et rempli de défauts. Freudiger en tire un livre, lui, rempli de qualités.
Alain Freudiger, Le mauvais Génie (une Vie de Matti Nykänen), Genève, La Baconnière, 2020.