Dans le dorf de Z., la vie s’écoule paisiblement : l’endroit est une banlieue des plus usuelles avec sa supérette, sa gare, son café et ses habitués. C’est ici que Peter, un homme simple, fait la plonge de temps à autre. Il aime regarder les chats passer sur le terrain vague devant son immeuble, écouter les gens du quartier discuter de la météo, fixer le ciel. Il voudrait ranger les boîtes de conserve par couleur et non par contenu à la petite épicerie où il travaille et savoir quand commencera la vraie vie ; cette « vraie vie » dont les habitants du dorf ne cessent de lui parler. Il aimerait savoir s’il rencontrera « Celle » dont les autres lui ont suggéré l’existence. Mais qu’est-ce que « la vraie vie » ? Et qui est-elle, cette inconnue ? « Celle » ? Lui ne sait pas et se questionne. Il demande à sa voyante, Micha, à Nina, la serveuse, à Herr Schriftsteller. Personne ne semble savoir ce qu’est cette existence dont tout le monde parle pourtant ; ni qui est l’inconnue, et à chaque interrogation, on le surnomme affectueusement Pedrito, Pietro, Petru, Peterli sans lui répondre vraiment. Alors il ne fait rien, continue son chemin, constate que, comme lui, les gens aussi ont l’air d’attendre quelque chose sans trop savoir quoi.
Cette recherche d’une existence réelle, d’une vie autre que la sienne qu’il mène petitement l’angoisse un peu, car Peter, homme sans âge, se suffit à lui-même et sa vie de petits boulots et d’oisiveté lui convient, à lui qu’on aurait un jour trouvé nourrisson.
Maintenant, Peter pourrait avoir mille ans ou n’être même pas né, il est vautré sous le cerisier au fond à gauche du terrain vague. Le silence est complet, le temps s’étire. Des nuées de petits hannetons maladroits vont dans l’air chaud, ils vont ils viennent et parfois se rentrent dedans. Une voix semble appeler Peter depuis la cime des arbres, elle lui paraît lointaine, il l’ignore. Il est sur le flanc et pose un coude à terre pour soutenir sa tête somnolente. À côté, l’échelle est appuyée sur une branche de cerisier, c’est un peu une marelle, il pourrait jouer au ciel et à l’enfer tout la journée, himmel und hölle.
Le texte s’écoule doucement, comme un filet de mots, et évoque les errances du protagoniste. Les phrases, parsemées de suisse-allemand, vont sans discontinuer et la lecture se fait fleuve. De temps à autre, le récit s’arrête pour proposer une forme de poésie en prose. Le roman nous parle d’un homme entouré, mais seul dans une réalité qu’il ne semble pas interpréter comme ceux qui partagent son existence. La solitude s’agrippe à Peter : à la gare, il prend le train pour quelques allers-retours et, écoutant les conversations des autres passagers, s’imagine avec eux. Il est seul, se cherche. Il interroge Madame Micha, mi-Pythie mi-psychanalyste, qui ne répond jamais par de vraies phrases, si ce n’est via une répétition en chapelet de son honoraire de consultation. Entre horoscopes et petites annonces, Peter scrute des signes de son futur, de la vraie vie. Il enquête aussi sur « Celle avec le regard qui le regarde et le sourire qui lui sourit » dans le journal, dans la rue. Mais comment la reconnaitre ?
L’effet de spontanéité du texte, la ponctuation qui inclut le verbe des autres dans la pensée même du protagoniste en font un roman concentré sur le soi, sur une humanité en quête de l’instant présent et en prospection d’un futur. C’est aussi une ode à l’innocence du quotidien, aux actes simples que Peter affectionne : plonger dans le lac, apprécier l’odeur de l’orage, regarder le ciel, rêvasser. Cette candeur rappelle aux lecteurs, par les gestes enfantins du protagoniste, que la vie est faite de petites choses – des plaisirs instantanés, probablement futiles – comme arracher des feuilles d’arbres pour en sentir le parfum, trouver au hasard une pièce sur le sol, sourire à un bébé et l’appeler « l’extra-terrestre ». Le roman met également en avant des petites gens, ceux qu’on oublie : des serveuses, des employés communaux, des immigrés ; un texte où le microcosme des grands villages est réuni autour d’un personnage candide qui court dans les tas de feuilles mortes l’automne venu, qui penche la tête en arrière, bouche ouverte, pour avaler quelques flocons en hiver.
Alexandre Lecoultre nous entraîne, pour son premier roman, dans un univers poétique fait d’horoscopes sibyllins, de tribulations initiatiques et – de-ci de-là – de bribes de suisse-allemand. L’auteur est parvenu à mêler deux langues, mais aussi les langages en accumulant les voix et les mots dans une quête eudémoniste et poétique : Peter und so weiter, une aventure littéraire qui fait du bien.
Alexandre Lecoultre, Peter und so weiter, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2020, 128 pages, 28,60 CHF.