Des mots « empreintés » à Agota

Naître jouer marcher parler avancer rire

Alors que l’été semble étendre sans fin sa chaleur, à la Chaux-de-Fonds, le froid presque piquant de septembre nous rappelle que l’automne est là avec, aux bouts des branches des arbres, un éclatement orangé et écarlate, et la promesse d’un tapis bruissant de feuilles mortes sous nos pieds.

Nous pénétrons dans l’antre du Temple Allemand pour trouver un peu de chaleur peut-être, mais surtout parce que c’est ici que ce soir nous avons rendez-vous. Nous attendons, le regard posé sur les murs lézardés et ocres – traces d’une vie d’avant que le temps n’a pas tout à fait su effacer –, le corps enluminé par les multiples lustres qui éclairent le foyer.

Puis, c’est le noir et le silence. Ils absorbent les corps avant qu’ils ne se trouent de sons venant de nulle part, venant de partout. Des voix se donnent à nos oreilles dans une matérialité brute. Elles se découvrent à elles-mêmes avant d’éclore au monde, et de s’incarner : le corps découvre la lumière et celle-ci le dévoile dans une curiosité toute enfantine avant de connaître, avec Debussy, un embrassement intemporel.

 

Se quitter souffrir voyager oublier se rider se vider se fatiguer, et mourir ?

C’est ainsi que débute L’Empreinte, une création de la compagnie Bin°oculaire, sous l’impulsion de la harpiste Manon Pierrehumbert. Cependant de la harpe ne demeure qu’une corde traversant la scène, découpant et créant l’espace – corde sensible vibrant jusqu’à l’éclatement. Fine barrière entre l’avant et l’après, entre hier et demain, entre la vie et la mort. Corde hurlante, celle qui annonce que rien ne sera jamais plus comme avant : « vous avez cinq taches dans le cerveau ». Se dévoile avec pudeur une histoire personnelle qui se conjugue au singulier pluriel, tendant vers l’expérience universelle : le basculement soudain d’une existence.

 

toute la vie est un long couloir sombre mes pas bruyant me reviennent en écho […] de plus en plus immense est la peur jamais jamais ils n’en finissent les marches les barreaux les murs les années

 

L’empreinte c’est cette marque du temps. La trace du vivant. C’est les courbes laissées par un corps dans un drap qu’il vient de quitter. C’est une cicatrice sur un genou. C’est parfois invisible. Une rupture. Un deuil. Ce sont nos pas sur le sable. Le corps absent de l’amant-e entre nos bras. C’est une radiographie. L’écorce sous nos doigts. La mémoire. C’est être vivant.

 

Depuis que je t’ai embrassé je ne peux pas baisser mes bras

 

Pas mourir, pas encore, trop tôt, je m’aime encore

Cette expérience de vie, à la fois singulière et plurielle, nous est donnée à voir dans une scénographie de blancheur imaginée par Coline Vergez. Sur scène, des draps se métamorphosent, d’un lit à un canapé, en une étendue de blancheur d’où émergent, comme par magie, des arbres tendus vers le ciel. C’est aussi ce qui enveloppe, protège, ou encore la peau-cocon dont il faut parfois savoir se défaire pour muer, et renaître au monde.

 

les brouillards cotonneux blanchissent les champs gelés

au matin la neige fraîche tombe au-delà

des montagnes flottantes l’automne disparaît la ville devient prostrée et silencieuse

 

Quant aux textes, qui accompagnent les créations musicales de Julien Mégroz et Moritz Müllenbach, ils se sont imposés à Manon Pierrehumbert : il s’agit de poèmes d’Agota Kristof tirés du recueil bilingue Clous publié chez Zoé en 2016. Des poèmes qu’elle n’avait pour la plupart pas traduits du hongrois, et qu’elle avait dû laisser derrière elle lors de son exil vers le pays de la « langue ennemie » dans laquelle pourtant elle a écrit une grande part de son œuvre. Ces poèmes laissés là-bas, elle les a retracés, de mémoire, le soir, à Neuchâtel, puis réunis et confiés à Marlyse Pietri et Caroline Couteau quelque temps avant son décès. L’expérience, puis les mots avaient laissé une empreinte dans sa mémoire que le temps n’a pas pu rendre à l’oubli, et elle leur a redonné vie ; un nouveau souffle d’encre et de papier. Et c’est quelque chose d’un même geste que nous retrouvons sur la scène du Temple Allemand. La blancheur des pages sur lesquelles les évènements sont gardés en mémoire par l’écriture a été simplement remplacée par celle des draps. L’existence vient s’y imprimer, proposant une écriture autre, faite de gestes et de mouvements, de sons et de voix et également, grâce à l’équipe création-technique composée de Jérôme Bueche et Laurent Schaer, d’images et de lumière.

Si les deux expériences, celle d’Agota Kristof et celle de la protagoniste sont bien différentes, nous n’avons cependant jamais l’impression, qu’il s’agisse des mots de la poétesse ou de l’expérience vécue et partagée, d’assister à une trahison.  Au contraire, nous sommes face à la puissance des mots et à leur pouvoir de créer des images qui ne s’annulent pas mais qui s’ouvrent vers de vastes univers sans cesse en mouvement, vers une vérité qui serait celle de la justesse.

L’Empreinte nous invite à considérer la lecture comme une rencontre, entre des mots et leurs réceptions : se dire, au plus près de soi, avec les mots d’une autre, se dévoiler dans les pas de l’autre. Ainsi Manon, en toute générosité, nous offre sa lecture des textes d’Agota Kristof au travers des tableaux scéniques, tout en nous invitant à nous les approprier. Ensemble nous participons à maintenir en vie des traces d’avant, à leur offrir nos réalités, nos images, nos sons, nos odeurs en échos, tout comme il est possible de transformer, sans les nier, je sais tu es toujours ici, nos cicatrices – matière morte – en matière organique vivante.

 

D’où je suis partie peu importe

la route sera aussi longue que la vie

 

Même si les évènements sur scène sont souvent sombres, il demeure, comme dans les poèmes d’Agota Kristof, une sorte de lumière et de vie à saisir. L’empreinte n’est pas que la trace d’un hier figé, un ça a été, c’est aussi une signifcation en devenir, le sourire que laisse sur nos lèvres un moment partagé.

 

de ce qui était encore à venir elle s’en  fichait

car beaucoup de choses ont eu lieu et sont passées

passées comme si quelqu’un d’autre les avait vécues

à sa place sauf leur poids de plus en plus lourd

au bout du pied

 

L’Empreinte – ce que les poèmes ont laissé comme traces – tout comme Clous, trouve sa force, et sa vie, dans sa capacité à dire le monde et à trouer les silences.

L’Empreinte, une création théâtrale et musciale proposée par Manon Pierrehumbert et sa compagnie Bin°oculaire.

 

Agota Kristof, Clous, trad. Maria Maïlat, Editions Zoé, 2016, 208 pages, 29.50 CHF.

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