Un test de Rorschach pour la puissance de l’art narratif

Le roman Was der Fall ist (Le cas tel qu’il est) de Thomas Duarte, lauréat du prix Studer/Ganz pour le meilleur premier roman inédit, semble de prime abord faire la part belle à la simplicité. Toutefois, au fil de la lecture, le texte active constamment les leviers de l’absurdité et atteint rapidement le domaine plaisant du farfelu.


Une nuit, le narrateur anonyme du roman, détrempé et couvert d’égratignures, pénètre dans un poste de police et se met à raconter : il a été accusé de fraude lors de l’assemblée annuelle de l’association caritative qui l’emploie ; il entretient une relation avec Mira, la femme de ménage des locaux ; il héberge cette dernière et l’un de ses amis chez lui. Lui-même ne sait peut-être pas vraiment pourquoi il raconte tout cela au policier de nuit, mais il raconte, tour à tour charmeur, philosophe, prétentieux et défensif. Sa mesquinerie, sa grandiloquence et, par moments, son sexisme latent se révèlent ainsi au grand jour. Au cours de ce récit, les contours d’un protagoniste particulièrement ambigu se dessinent toujours plus précisément : à la fois sociable et insociable, épris de grandes théories mais indécis, presque entièrement recroquevillé sur sa propre existence et cependant fasciné par l’idée du cosmopolitisme.  

Par la suite, il rédige un rapport sur cette nuit de confidences et le lit à son chef, Franz. Cela permet à Duarte d’ouvrir des histoires à tiroirs pleines d’humour et de passer d’un niveau narratif à l’autre en suivant son héros qui tente de comprendre pourquoi il a dénoncé Mira, qui ne possédait pas de permis de séjour, en vidant son sac au poste de police.

Peu à peu, on devine que tout ne colle pas dans cette histoire et qu’il y a là plus de mensonges et de cachoteries à l’œuvre qu’on ne l’imaginait au premier abord. L’association fondée par Franz, le mystérieux magnat, ne paraît par exemple pas avoir de critères précis pour accepter ou rejeter les demandes de fonds qu’elle reçoit. Elle semble plutôt servir à Franz d’instrument pour réaliser ses excentriques projets philosophiques. Du reste, les requêtes dont s’occupe le narrateur ont l’air d’être autant d’histoires à dormir debout…

La prose de Duarte est lisse et d’une élégance modeste. Même lorsqu’elle rapporte un flot de paroles, elle s’interdit de tomber dans l’exubérance verbale et dans le sensationnalisme :

« Que les gens utilisent l’argent ou non, qu’ils l’investissent quelque part, qu’ils aient des projets concrets ou non,ça nous est parfaitement égal, il ne s’agit pas du tout de ça. Nous ne faisons pas d’investissement, n’avons pas d’intentions particulières, ne lorgnons aucun succès. Peut-être que Makwenge a compris ça un peu mieux que les autres. En fait, dis-je à Ramón, on paie les gens pour qu’ils nous racontent leurs histoires[1]. »

Le roman fonctionne merveilleusement comme psychogramme d’un protagoniste et de son ambivalence face à ce que l’on pourrait peut-être nommer la valeur du vécu ou de l’expérience : un va-et-vient entre peur et cupidité. Bien que le roman se rapporte clairement au monde professionnel moderne du héros, le texte vire trop à l’excentrique pour pouvoir vraiment viser la société en général. Dans les passages où le roman pourrait produire l’effet d’une satire sociale au sens strict, la joie de raconter et d’inventer lui fait prendre une autre direction. En effet, avec ses idées audacieuses, le roman s’engage trop loin sur la route du farfelu pour que l’on puisse encore songer à des piques lancées contre le monde professionnel d’aujourd’hui. En quelque sorte, la caricature et la critique entrent ici en conflit. 

Le livre aborde de manière plus pertinente des thèmes d’actualité lorsqu’il décrit combien ses personnages sont modelés par des rôles sociaux, des situations, des souvenirs émergeant par associations d’idées et des états d’esprit ou des humeurs presque inexplicables. Démontrant combien le discours est en fait une rationalisation et une justification, Was der Fall ist est également un excellent test de Rorschach pour la foi en la puissance – ou en l’impuissance – de l’art narratif. En effet, l’interprétation du roman dépendra essentiellement du point de vue individuel en la matière. Le texte est-il la mise en scène d’un triomphe ou d’une défaite ? Celle d’une victoire de la création d’une identité propre et de la production de sens à travers la narration ou celle d’une tentative intrinsèquement vaine de combler le néant éternel et omniprésent par des histoires ?

Traduit de l’allemand par Rosine-Alice Vuille


Thomas Duarte, Was der Fall ist, Basel, Lenos Verlag, 2021, 301 pages, env. 32 CHF.


À propos de l’auteur

Thomas Duarte est né à Berne en 1967. Après avoir entamé des études d’histoire et de philosophie à Bâle, il a achevé son parcours universitaire en anthropologie culturelle et en littérature. Duarte a fait son début littéraire en 2021 avec le roman Was der Fall ist, qui a été récompensé par le prix Studer/Ganz pour le meilleur premier roman inédit et nominé pour le Prix suisse du livre 2021. 


[1]«Ob die Leute etwas anfangen mit dem Geld oder nicht, ob sie es irgendwo hineinstecken, ob sie Pläne damit haben oder nicht, das ist uns vollkommen egal, darum geht es gar nicht. Wir machen keine Investitionen, hegen keine Absichten, schielen nicht auf Erfolg. Vielleicht hat Makwenge das nur ein bisschen besser begriffen als die anderen. In Wirklichkeit, sagte ich zu Ramón, bezahlen wir die Leute dafür, dass sie uns ihre Geschichten erzählen.»

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