Voyage entre « Soi » et l' »Autre »

S’adonner à la lecture d’Entredeux, c’est faire l’expérience stimulante et singulière d’un récit-chimère : deux textes issus d’une collaboration entre un couple d’artistes, Florence Vuilleumier et Pierre-Philippe Freymond, se succèdent sans pour autant se suivre, tout en formant une certaine unité d’ensemble. Et c’est là que réside d’après nous l’intérêt de cet objet au tissu composite. Le qualificatif « chimère » est à prendre au sens que lui confère Pierre-Philippe Freymond lorsqu’il parle de sa pratique artistique personnelle : 

« C’est un accolement qui garde deux individuations non fusionnées, contraintes à une coexistence bricolée. » 

Le livre, publié aux éditions Art&Fiction, prend racine dans l’expérience commune d’un séjour d’une année en Chine (de 2010 à 2011) lié à l’octroi d’une bourse d’étude. S’y côtoient en résonance texte et images, ces dernières étant principalement des photographies ou des dessins effectués par les auteurices. 

Les deux contributions ont résolument une cohérence d’ensemble, ne serait-ce qu’à travers leur fondement commun dans cette expérience partagée de l’altérité : les deux voix convergent discrètement à travers certains détails et certaines explorations – physiques comme psychiques – qui se font écho, telles que la recherche d’un nom chinois, la découverte d’une langue fondamentalement différente de la leur, leur petite chambre insalubre d’étudiant, Wuhan, ville intensément urbanisée à l’esthétique modulaire, une certaine manière d’être du corps dans l’espace public, la fascination des chinois·e·s pour les pierres, ou le rapport de continuité entre les êtres et la nature. Chacune de leurs pérégrinations est bouclée par une phrase complice qui semble jaillir de nulle part, présentée de manière quasiment identique : 

« […] à la sortie des commerces, le personnel lance un « 慢走啊 ! » (prononcer mane dzoo a), soit : « Va (allez) lentement ! » »

Cette formulation tirée du quotidien, qui s’assimilerait à un portez-vous bien ou tout simplement à un merci et belle journée, loin d’être anecdotique, nous offre habilement un aperçu, par l’effet d’étrangeté qu’elle crée en nous, du fossé culturel séparant notre culture occidentale de la culture chinoise. Et ce, sans que ni l’un·e ni l’autre des auteurices n’ait besoin de la commenter.

Néanmoins, au-delà de ces échos furtifs révélant un œil tantôt critique, tantôt agréablement dépaysé, les deux textes produits par le couple d’artistes s’avèrent foncièrement différents, que ce soit au niveau du style, de l’intonation ou de la direction que prennent leurs explorations respectives d’une certaine intériorité psychique. Si Entredeux est le récit d’un séjour immersif situant momentanément les deux auteurices entre deux cultures (occidentale et chinoise), c’est également un récit distribué entre deux voix, soit deux plumes et deux individualités distinctes pour lesquelles la friction entre Soi et l’Autre n’aura pas les mêmes résonances. 

Pierre-Philippe Freymond explicite que : 

« Cette notion d’altérité est bien sûr subjective, voire subjectivante, dans le sens où elle conduit à un double mouvement d’exploration de l’autre autant que de soi-même »

Dans le cas de Florence Vuilleumier, cet entre-deux culturel la renvoie à son expérience personnelle d’entre-deux identitaire : son écriture très éthérée et fragmentaire relate poétiquement, tout autant par son absence – place importante laissée aux blancs de la page – que par sa présence, la tension liée à sa double nationalité suisse et vietnamienne. Entre le récit de son expérience de la Chine et de la culture chinoise se glisse le récit touchant, plus intime, de son vécu et de son rapport à ses origines. Ce voyage en Chine est aussi pour elle l’occasion de se rapprocher de son héritage vietnamien, en témoigne le choix de son nom chinois : 

« 武 symbolise une hallebarde (戈) combinée à une empreinte de pied (止) exprimant le mouvement. Il signifie « militaire », « martial », « guerrier » et est l’ancienne graphie du nom de famille de mon grand-père maternel : . / 琳symbolise le jade (玉) associé à la forêt (林). Il signifie « jade précieux » et a un sens proche de 翠玉, ancienne graphie de mon prénom vietnamien : Thúy Ngọc. »

Quant à Pierre-Philippe Freymond, c’est d’une écriture plus dense, truffée de citations et de références, qu’il nous dévoile son expérience de l’altérité. Cet artiste qui fut autrefois généticien partage notamment avec les chinois·e·s l’amour des pierres. Il découvre cependant, à travers la relation qu’iels ont avec celles-ci, et en particulier avec les pierres de lettrés (供石), toute une autre cosmologie qui l’intrigue et le questionne, entre autres, sur la vision occidentale de l’art et du monde. Sa contribution, dont le style se rapproche beaucoup de l’essai, si elle est très enrichissante et nous berce dans l’univers intellectuel interdisciplinaire de l’auteur, réclame toutefois une attention aiguisée de la part du lectorat, et ce d’autant plus s’iels n’ont pas de connaissances préalables dans les domaines de réflexion abordés (scientifique, anthropologique, philosophique, etc.). 

L’ouvrage, qui porte bien son titre, nous transporte avec succès, par le biais de deux styles et de deux angles d’approche certes très différents mais également très complémentaires, dans ces interstices, ces entre-deux qui amènent à une meilleure compréhension à la fois de Soi, de l’Autre et du monde. 


Florence Vuilleumier & Pierre-Philippe Freymond, Entredeux, Lausanne, art&fiction, 2022, 27 CHF.

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