Voix d’entrelacs sur fond muséal

Écrire sur la peinture, écrire la peinture, écrire avec de la peinture : les chemins d’entremêlement de ces deux formes d’art n’ont cessé de se créer et de se redécouvrir au fil des époques. Aujourd’hui, avec « Jeune femme dans un intérieur Lausannois », Stéphanie Lugon nous propose de déambuler avec elle le long d’une nouvelle voie qu’elle explore avec ses mots, celle d’un tissage complexe alliant sociologie, histoire de l’art, expérience sensorielle et actualité pandémique. 


Dans une prose accessible, humoristique et parfois familière, Stéphanie Lugon décrit dans son dernier livre une réalité bien trop souvent laissée aux mains de l’élite sociale des connaisseurs, celle de la peinture classique muséale et de ses sujets remontant à l’Antiquité, la rendant non seulement vivante mais rappelant également la dimension personnelle et subjective de la réception de cette dernière. Les images très charnelles et sensuelles entourant le corps de la jeune femme contribuent à créer un émerveillement qui semble émaner, mystérieusement, des traces de pinceau laissées par Charles Gleyre sur la toile. Cette proximité avec le lecteur, développée dans une poésie très élégante et acérée, enveloppant toute l’œuvre, n’empêche pas la conservatrice de musée d’apporter aussi un regard critique à une histoire trop peu consciente des réalités de genre, faisant ainsi se déployer dans ses mots la pertinence du regard féministe. Sa casquette d’historienne de l’art ne la quitte pas pour autant et, tentant de déchiffrer l’effet envoûtant du tableau, elle fait régulièrement appel à ses connaissances historiques et techniques dans son récit, ce dernier étant ponctué par une bibliographie finale, les liant judicieusement à un discours plus prosaïque. 

Dans un tissage raffiné des différentes perspectives, Stéphanie Lugon utilise la condition confinée de la jeune fille peinte dans un intérieur pompéien pour digresser sur l’expérience inouïe de la pandémie et du rapport soudain digital à l’interrelationnel. En découle une réflexion sur la thématique du corps féminin fragmenté et de son existence éminemment conditionnée par le regard de l’autre. 

Comme conséquence du confinement, l’expérience qu’a l’autrice de son corps s’élargit et s’approfondit, se faisant plus personnelle, plus sensible et s’émancipant peu à peu des attentes et normes imposées par l’extérieur. Puis, le déconfinement arrive et les stimuli, les émotions et les sensations la submergent, elle qui, confrontée comme tout citoyen à ce contraste fort d’une vie tranquille et isolée soudain rendue à sa liberté communautaire, voit ses expériences exacerbées. Autant de facteurs qui l’amènent à s’interroger sur la nature de ces excès : « Au final, peut-être que la culture se résume simplement à ça. Une recherche suppliante d’émotions collectives pour nous aider à surmonter l’insupportable profondeur de notre présence au monde. » 

L’essence de l’art est redécouverte, chapitre après chapitre, dévoilée et interrogée, autant qu’elle est poussée dans ses retranchements. La peinture devient jeune fille, laquelle devient amie, mentor, muse, alter ego et finit même par être renommée par l’autrice qui voit en elle une « Fred » plutôt qu’une « Sapho » ou tout autre nom qui aurait pu lui avoir été attribué. Avec une honnêteté sans failles, le regard de Stéphanie Lugon nous donne son avis sur les chevilles de « Fred » (trop grosses) et la vision machiste de Gleyre, dont l’aversion pour l’érotisme serait sublimée par le recourt à la peinture. Elle nous présente sa biographie et la réception de son œuvre avec une touche humoristique, décrivant la genèse de la si acclamée « Jeune fille dans un intérieur Pompéien » avant de revenir sur la question du désir réprimé et de partager les impressions que sa mémoire conserve de l’œuvre. 

Sa prose, construite selon un certain flux de réflexions, entremêle les points de vue et nous interpelle sur des questionnements sociologiques, historiques et picturaux. Elle interroge par-là la porosité de la pensée, sans cesse traversée par de nouvelles perspectives, et les limites de ces disciplines distinctes dont le visage se retrouve plus unifié dans le texte de l’autrice. 

Face à la « jeune fille », les mots de Stéphanie Lugon revêtent le manteau bien connu de l’ekphrasis, cette relation complexe entre la peinture et l’écriture. A la suite des grands écrivains ayant prêté leur voix à la transcription d’une œuvre d’art, l’autrice s’inscrit autant dans cette pratique qu’elle la remanie, mêlant ses observations à des souvenirs personnels ou à des anecdotes historiques inventées, mais n’échappant pas à la description mystérieuse d’une « Fred » qui semble prendre vie, finalement, pour lui révéler son visage dissimulé. 

Au long de son entreprise originale et éminemment subjective, Stéphanie Lugon nous donne à voir et à vivre une image riche de la peinture de musée, irriguée par de nombreux domaines. En conservant une tension constante entre les différents pôles abordés, elle ne tombe pas dans l’excès d’un déversement de son intérieur pas plus que dans la sur-intellectualisation d’un sujet théorique ni dans la rédaction d’un manifeste militant. Elle suit avec aisance et exigence la fine arête artistique qui relie chacune des perspectives, produisant en conséquence un texte qui transforme l’expérience d’une œuvre picturale classique en une réalisation cubiste ou un collage de trempe avant-gardiste.


Stéphanie Lugon, Jeune femme dans un intérieur lausannois, Lausanne, art&fiction, 2022, 76 pages, 14,90 CHF


Crédits de l’image : Picasso, Femme nue couchée, 1936 (© Philippe Migeat – Centre Pompidou)

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