Voyage en terrain connu

Ce n’est pas au bout du monde que Pierre Voélin nous invite à voyager. C’est dans notre jardin. 

, ou plutôt ici que s’observent passer les Quatre saisons, plusieurs lunes qui donnent le titre à son recueil. Là ou ici, car aller dans son jardin, c’est sortir de chez soi et y rester aussi. Et le poète frontalier le sait bien, il s’installe dans cet espace, tantôt alter, tantôt ego, tantôt monde dont on ne sait rien, tantôt nid du cœur, lieu le plus intime. À la jonction des deux royaumes, il sera le passeur : 

« Ici repose qui célébra la lumière des vergers, 

le vol des passereaux, les pluies incertaines, 

en vain – le cœur de l’homme. »

À travers son onzième recueil de poésie, Pierre Voélin convie ses lecteurs et ses lectrices à faire l’expérience de partir à la rencontre du familier, de ce qui se trame ici ouvertement sous nos yeux, dans ce jardin qui est le nôtre. Rencontrer le familier, voilà qui tient du paradoxe. Et pourtant, voir le visible est peut-être ce qui demande le plus d’attention. C’est une entreprise qui nécessite rigueur, méthode et précaution. Comme l’auteur l’explique dans son Avant-dire : « Une fois notre regard lavé – et c’est là tout un travail, une discipline, le monde ne cessera de se constituer et de se dire ou de se murmurer dans une forme de langage immédiat ; c’est ainsi que le monde naturel trouvera sa résonance en nous – poétique, si l’on veut. » 

L’œil est l’outil et devient la plume dans Quatre saisons, plusieurs lunes. Si le recueil porte le sous-titre « Les poèmes trop courts », si ceux-ci tiennent effectivement en quatre lignes, ce n’est pas faute d’inspiration. Les poèmes sont écrits dans la langue du regard. Courts, vifs, perçants, ils miment et rendent compte de l’immédiateté de l’expérience visuelle. Le regard transperce et retranscrit simultanément ; il ne peut être que le langage le plus juste. Pierre Voélin déclare d’ailleurs, au sujet de son recueil : « À vrai dire, n’est sollicité que le génie propre à notre langue, ni plus ni moins. La clarté, la transparence, la visibilité, une élégance qui n’est pas de surface. »

Le monde se dit à qui sait l’entendre, et le poète n’en est que l’humble traducteur. Au fond, il ne fait que ramasser le petit caillou de l’allée sur lequel tout le monde marche d’un pas pressé. Ce caillou est celui de la citation qui ouvre son recueil : Pour mesurer la profondeur du puits, c’est un caillou qu’il y faut jeter, ou comment les petites choses rendent compte des grandes. 

Les petites choses dont parle Voélin sont les éléments naturels, quelques objets, quelques humains, mais aussi et surtout les animaux qui peuplent notre jardin. En les perçant dans leur plus claire vérité, en révélant leur dignité, tout l’art de Pierre Voélin est de nous faire remarquer comment, sans même en avoir la prétention, elles rendent compte des grandes. 

C’est par l’usage presque exclusif de déterminants définis pour introduire les objets de son regard que le poète restitue toute l’unicité de ses objets : on ne parle pas d’une grenouille, d’une poule, d’une courge ou d’une mouche, mais de la grenouille, de la poule, de la courge ou de la mouche, celle de notre jardin, celle qui nous fait face, qui, de tout son être, nous renvoie à nous-même et au-delà. Par ce procédé, Pierre Voélin rend compte de ce que Walter Benjamin a appelé l’aura de l’objet, soit de ce que l’apparition unique, le hic et nunc d’un objet, a de transcendant. Et la connotation divine associée au terme n’est pas inappropriée pour parler des écrits de l’auteur qui a recours à plusieurs reprises au vocabulaire religieux ou invoque des personnages divins. 

Individuant dans un premier temps, généralisant dans un second, le déterminant défini est idéal pour exprimer les modulations de distance qui fondent toute la dynamique du recueil. Si le poète se place majoritairement dans la position de l’observateur effacé, il joue aussi de cette distance en proposant quelques poèmes adressés : 

« Tu tiens ta partie – gentille alouette, 

découpes d’un chant – les trilles 

            dans le bleu cruel, le cristal 

            céleste. »

Avec Quatre saisons, plusieurs lunes, on fait une balade dans notre jardin. On le découvre et on le redécouvre. L’approche est sensuelle, elle ne fait que dévoiler le visible. Avec lenteur et attention – le pas sur l’herbe est étouffé – c’est en silence que l’on ouvre ses paupières. Et le monde nous répond à voix basse ; dans le balbutiement les grandes vérités. 


Pierre Voélin, Quatre saisons, plusieurs lunes. Les poèmes trop courts, Chavannes-près- Renens, Editions Empreintes, 2022, 103 pages, 21 CHF.


Crédits de l’image : estampe de Titus-Carmel sur https://www.lapionniere.com/livres/titus-carmel-par-evelyne-artaud-tirage-de-tete 

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