Et si l’on se salissait ? 

Pour son premier roman, paru en 2023 aux éditions Cousu mouche, Jean-Victor Brouchoud explore les vieux tiroirs du terroir dans une enquête dont le hasard est (peut-être) le suspect numéro 1.

Ce n’est jamais glorieux d’admettre que l’on est superficiel, alors laissez-moi faire le sacrifice pour vous : oui, je l’admets, je juge un livre à sa couverture. Dans son sens premier, d’abord, avec le titre, l’image ou tout autre fioriture. Mais aussi, et c’est déjà un peu plus substantiel, la quatrième de couverture. L’histoire (merci WIKIPEDIA) fait remonter l’apparition de ce fameux « plat verso » (tel est le terme technique, WIKIPEDIA, encore) en France à 1949. Le livre devient un objet de consommation grand public, on peut le glisser dans sa poche – et c’est un drame pour certains, parce que les prolos se retrouvent, tout d’un coup, « avec Sartre dans les mains. » En bref, public élargi, on doit appâter le lecteur, donc on commence à ajouter ces petits résumés au verso de l’ouvrage, on les truffe d’adjectifs tels que « époustouflant », de formules guindées comme « brillant de maîtrise » et on laisse la magie opérer. Bon. 

Tout ça pour dire que c’est sa quatrième de couverture qui m’a amenée vers L’heure des taureaux. « Bruno Roux ne partira pas en vacances. » C’est court, sec, presque camusien. I’m sold. La suite promet un « roman solaire aux accents noirs. » Je me dis que l’oxymore a encore de beaux jours devant lui et je me lance dans la lecture.

Jean-Victor Brouchoud propose ici, en un peu moins de 300 pages, un thriller dont les décors ne sont pas ceux d’un Los Angeles sale et malfamé mais les réalités rurales de la campagne fribourgeoise. Je dis fribourgeoise, mais c’est trahir le livre, car en vérité les lieux ne sont pas situés spécifiquement. C’est une glissade que je me permets après une recherche sommaire sur l’auteur et ses origines, mais en découvrant cette histoire, on comprend rapidement l’absence de localisation précise. Les personnages, les décors, les comportements, les tics et les tocs qui y sont déployés appartiennent à un paysage communément établi : celui de la campagne profonde. Les buvettes de foot et le travail manuel pendant l’été, le père sévère et la mère plus effacée, c’est Épendes mais c’est aussi Corbières, c’est le Lavaux mais ça pourrait être le Jura. C’est une Commedia dell’arte avec des noyaux stables, des terrains familiers, qui viennent ensuite se singulariser selon ce qui est raconté. En l’occurrence, ici, on est plongé dans une enquête dont l’inspecteur est à la fois celui qui écrit et celui qui lit. Au fil des pages, on ne sait pas où l’on va. On croit assister à un simple défilé de personnages et de scénettes, et l’on se retrouve empêtré dans un macabre univers où les jalousies et un ego mal placé conduisent au drame. Et même lorsque l’on croit détenir le fin mot, Brouchoud nous surprend en rappelant que dans chaque enquête, le suspect c’est aussi le hasard et les coïncidences fâcheuses. Ne sous-estimez pas le Butterfly effect (je le dis en anglais parce que sinon j’ai l’impression de convoquer Bénabar.) Vous ne suivez jamais qu’un seul point de vue, un choix qui contribue grandement à brouiller les pistes et nourrit intelligemment l’objet du récit. C’est un thriller efficace, et d’autant plus célébrable dans la mesure où il s’agit d’un premier roman …Mais ?

C’est injuste, mais dans l’histoire littéraire suisse romande, cet ouvrage souffre immédiatement du syndrome de la comparaison. Un nom, en particulier, s’impose malgré nous : Jacques Chessex. Lui, il était hanté par son père et nous, c’est sa figure qui nous harangue dès lors que l’on pénètre les zones d’ombres glauques que peut cacher le milieu rural. Mais alors, peut-on encore écrire là-dessus ? Quelle prose crasseuse après Chessex ? Les réponses, dans l’ordre : oui, et celle de Brouchoud, mais avec moins de timidité.  Ce que le livre accomplit, il l’accomplit bien, en bonne et due forme. Cependant, on ne peut empêcher le sentiment étrange, semblable à celui que l’on aurait face à un ami qui nous confie un secret mais ne nous dit pas tout, que l’auteur se retient ; qu’il n’ose pas, de peur que ça fasse trop. Trop malsain, trop sordide, trop noir ? Quelque chose comme ça. Une attention honorable mais, qu’il se rassure, on digère. Ne nous ménagez pas et laissez faire le malaise et l’insalubre. Le thriller sera galeux, ou il ne sera pas. 


Jean-Victor Brouchoud, L’Heure des taureaux, Cousu mouche, 2023, 261 pages, 20 CHF.

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