Deux regards posés sur « Sfumato » de Florence Grivel

L’artistique histoire de Grivel


Depuis plus de cinq siècles, elle suit du regard curieux et blasés : la Joconde. A quiconque tente de s’y soustraire, Mona Lisa jette une œillade amusée. Personne ne peut lui échapper. Nourrie par les projections de ceux qui se noient dans ses yeux, elle s’immisce dans les imaginaires et les esprits. Alors que tous les chemins de l’histoire de l’art semblent mener à la Joconde, Florence Grivel se targue de ne l’avoir jamais vue. Un exploit pour une historienne de l’art, une forme de résistance à une canonisation arbitraire. Dans Sfumato, Grivel emmène son lectorat sur les traces de son histoire (de l’art) personnelle, une histoire qu’elle veut mouvante.

Grivel peint son autofiction à la plume. Les quatorze chapitres de son ouvrage sont autant de morceaux de vie qui s’assemblent en une fresque hétérogène. L’auteure nous raconte son rapport à l’art, l’achat de son premier tableau, ses études, les œuvres qu’elle a vues (ou pas) mais aussi de simples épisodes de sa vie. Tantôt une anecdote fait surgir le souvenir d’un tableau, tantôt du détail d’une œuvre d’art – souvent la Joconde – émerge un souvenir ou une réflexion plus ou moins engagée. Le lecteur a l’impression de se trouver dans la tête de Grivel. Il se fait emporter par le flux de ses pensées, perd tous repères, l’auteure changeant fréquemment de lieu et de temps sans prévenir, en un saut de paragraphe. Les limites entre les différents épisodes sont indistinctes. Effet de sfumato ?

Sfumato est un livre de contemplation. Grivel décrit les paysages comme on décrit un tableau : en touches de couleur et nuances. Elle invite par ses anecdotes à taper le nom des œuvres dont elle parle dans notre barre de recherche – elle décrit souvent l’émotion provoquée par l’œuvre d’art plutôt que son aspect (stratégie d’éveil à l’histoire de l’art ?). Au niveau du récit en revanche, le lecteur reste sur sa faim. Bien que les anecdotes d’histoire de l’art et les réflexions de Grivel soient intéressantes, le tout manque de liant et de progression. Et à la place de déhiérarchiser l’art comme elle semble le prôner, l’auteure met – peut-être malgré elle – la Joconde au centre de son récit, ce qui ne fait que confirmer une fois de plus son statut d’icône. 

Mélanie Carrel


Manifeste du snobisme


On divague, à droite, à gauche, au nord, au sud. Zigzagant de la Toscane à l’Amérique en passant par Lausanne. Jonglant entre le français, l’anglais (l’Académie Française serait excédée par tant d’anglicismes) et l’italien. « Sfumato » ! Ou « enfumé », en français, est une « fameuse technique qui crée l’impression que ça n’est pas une ligne qui définit les figures, mais plutôt une empreinte arrivée de manière naturelle sur la toile », nous apprend Florence Grivel. 

Et enfumés, déboussolés, il faut bien dire que c’est ce que nous sommes lorsque nous lisons ce livre dont on aurait peine à définir le genre. S’agirait-il d’un récit de voyage dont les étapes seraient des « sémin-éclairs » académiques autour de l’art ? Nous apprenons ainsi que la Pietà de Michel-Ange est le produit d’un seul bloc, que la Joconde reçoit la visite de 20’000 personnes par jour ou encore que David Hockney ne peut se passer de la nature. 

Mais l’intérêt de ce récit initiatique ne se situe pas tant dans le thème que dans les états d’âme de son auteure. C’est avec les yeux enjoués de l’historienne de l’art que nous parcourons ces tableaux, non sans digressions personnelles sur le vinaigre balsamique ou la conduite autoroutière. Car en réalité, ce n’est pas la Joconde qui constitue le motif du récit mais bien la réaffirmation de soi dans une période morose – la crise sanitaire – où « les amis cimaises restent muets ». Sfumato est le manifeste d’une artiste vagabonde aux penchants ouvertement snob et bobo. 

Et alors ? L’air du temps n’est-il pas celui du consumérisme éphémère instagramisé de bons plats et de voyages culturels ?

Paul-Etienne Mosoni


Florence Grivel, Sfumato, Lausanne/Genève, art&fiction, 2021, 92 pages. 

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